L’ordinateur démarra en grésillant. Il faut dire qu’il n’était plus de toute première jeunesse. Mais heureusement qu’il était là tout de même, j’aurais eu du mal à en trouver dans les circonstances actuelles. L’écran s’alluma après une vingtaine de secondes, et je pus bientôt entrer le mot de passe pour accéder à la seule session disponible. Par habitude, je regardai l’heure et la date affichées à droite de la barre des tâches : samedi 11 février, 23 heures 37 minutes. J’eu un petit sourire en coin. Cette fonction était déréglée depuis un moment, et personne ne prenait la peine d’y remédier, personne n’en voyait l’utilité. Dehors, le soleil laissait encore derrière lui une lueur rougeâtre. La nuit était quasiment tombée, mais on était bien loin de l’heure indiquée.
Je cliquai sur l’icône me permettant d’accéder au répertoire « Docs écrits », et, pendant le temps que prenait le chargement, j’écoutai le silence que seul le soufflement de l’unité centrale troublait. Ce silence pesant qui faisait désormais partie de notre quotidien, dés lors qu’on n’entendait pas des explosions, des ricochets de balle, des hurlements de terreur ou de colère ou des grognements sortis d’outre-tombe. Ce silence qui, malgré tout, était mille fois plus inquiétant que les bruits qui pouvaient nous épouvanter, ce silence qui nous écrasait littéralement et nous glaçait le sang. On avait l’impression que l’air lui-même était devenu notre ennemi, qu’il nous espionnait au compte d’on ne sait quelle horreur. Ce silence qui avait rendu fou plus d’un de nos compagnons.
La page s’ouvrit enfin, laissant apparaitre une multitude d’icônes de documents Word, certains n’ayant pas de titre très expressif comme « Article 1 », « Article 2 », etc. D’autres semblants un peu plus intéressants, comme « Règles de vie commune », « Ordre des tours de garde à venir » ou « Procédure à suivre en cas d’attaque ». On ne consultait plus beaucoup ce genre de document, la plupart étaient désormais connus par cœur de tous, seuls ceux réactualisés fréquemment méritaient attention. Certains montraient un caractère un peu plus privés, comme « À ma fille », « Pensées intimes d’un rescapé » ou encore « Pourquoi moi ? ». Ce répertoire contenait les mémoires de notre camp, de ceux qui vivaient toujours comme de certains qui avaient disparu. Rares étaient ceux qui n’avaient pas cédé à la tentation de s’asseoir une heure ou deux devant l’ordinateur et d’écrire sans s’arrêter ce qui leur passait par la tête, pour décompresser. Certains avaient préféré le support papier, mais tout avait rapidement été épuisé. Ceux qui n’écrivaient pas étaient ceux qui ne parlaient pas en général.
Tous les documents avaient été copiés sur une clé de mémoire d’un téraoctet. Ce n’était la plus puissante qui existait, depuis 2021 tout le monde avait au minimum deux téraoctets, mais c’était tout ce qu’on avait pu trouver. Et puis pour ce qu’on y mettait, c’était amplement suffisant. Mis à part les documents Word, il y avait un peu de musique, quelques films et des photos. C’était tout ce qui nous restait de notre vie d’avant. Le routeur internet était mort, et de toute façon, nous n'étions même pas certains qu’internet marche encore. Sur l’ordinateur, il y avait des programmes qui permettaient de lire nos documents, un démineur et un pac-man. On était bien loin de l’utilité que pouvait avoir un ordinateur il n’y a pas si longtemps.
Je cherchai dans les titres, et mon choix s’arrêta sur un document intitulé « Journal de bord ». Je l’ouvrai. La page mit un moment à s’ouvrir, il faut dire qu’elle était plutôt longue comparée aux autres. Les mots s’étalèrent enfin sous mes yeux, dans une police d’écriture plutôt pauvre, semblable à celle des machines à écrire du siècle passé. Le cadre qui contenait le nom des polices indiquait « Simplified Arabic Fixed ». Il y en avait d’autres à disposition, mais je trouvais que celle-ci convenait bien à un journal de ce genre. Je descendis tout en bas de la page et voulu commencer à écrire. Mais les mots ne vinrent pas. J’avais beau me triturer les méninges, je ne savais pas comment commencer mon texte.
Après quelques minutes passées à regarder fixement l’écran sans bouger, je remontai finalement la page jusqu’au début et commençai à me relire, espérant trouver de l’inspiration dans mes anciens écrits. Là figurait la date où j’avais commencé à écrire. Si peu de temps après que nous nous soyons retrouvés dans cette situation. Et pourtant, les débuts de notre jeu de survie n’étaient pas si terribles comparé à ce qu’il était devenu aujourd’hui. Il s’était passé tellement de choses… Nous avons été surpris plus d’une fois, et nous sommes moins nombreux qu’au début. Mais nous sommes encore là, bien vivants, restes agonisants d’une humanité décimée, déchue, qui a perdu son statut de sommet de la chaine alimentaire pour prendre celui d’une simple proie. Nous sommes peut-être les derniers rescapés. Nous sommes désespérés. Mais nous ne voulons pas mourir.
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