Je m’arrêtai brièvement sur les derniers mots de cette entrée. C’était la première fois que je les utilisais, mais l’expression était revenue plusieurs fois par la suite. Probablement un moyen de formuler des mots d’espoirs quand ce dernier commençait à disparaître, un moyen d’ancrer l’instinct de survie quand tout ce à quoi il se rattachait était en train de flancher. Un moyen de ne pas baisser les bras, en somme. Je ne savais pas si cela m’avait réellement aidé, en vérité. Illyria était toujours là, et le seul fait de devoir la protéger suffisait amplement pour continuer à m’accrocher à mon existence. C’est fou que l’on ait toujours besoin d’une raison bien précise pour vivre. Comme si l’humanité avait besoin d’un bâton pour pouvoir marcher, à la manière d’un aveugle. Cependant, l’aveugle, lui, ne l’a pas choisi, alors que les hommes… Au fond, qui sait ? Depuis l’aube de l’Histoire, nous n’avons cessé de nous inventer des buts, de nous inscrire dans un vaste plan qui faisait que nous n’étions pas là par hasard. Il y a peu de domaines qui rivalisent d’inventivité d’ailleurs. Les religions en sont les créations les plus abouties.
Pourtant, il était peu probable que quiconque au sein de notre campement crût encore en un quelconque esprit supérieur veillant sur notre race. Car elle n’était plus, notre race. Elle avait été éradiquée. Qui pouvait penser que quelqu’un veillait sur nous, après ça ? Certes, d’ordinaire il y avait toujours des illuminés qui criaient au fléau divin et prétendaient que seuls les élus survivraient, mais, par chance, aucun ne se trouvait parmi nous. Leur dieu n’avait probablement pas décidé de faire d’eux des élus, finalement. Et pour les survivants, c’était difficile de croire qu’ils faisaient partie de gens hors du commun, choisis pour vivre. Ceux qui, autrefois, croyaient en une présence supérieure, avaient perdu la foi. C’était d’ailleurs pour ça que certain avaient perdu la vie. Ils avaient perdu leur raison de s’y accrocher. Ils avaient perdu leur bâton pour marcher et s’étaient laisser tomber sur le sol, ne souhaitant plus avancer.
Je chassai ces obscures pensées. Après tout, tout cela n’était pas de ma faute, de la mort de nos compagnons à la nature humaine. Je poursuivis donc ma lecture, désormais absorbé par notre parcours. À ce stade, nous étions déjà bien affaiblis, et nous pensions être tombés au fond du gouffre. Nous ne nous doutions pas que nous faisions erreur et que l’horreur était bien loin d’être à son paroxysme. Cependant, tout n’avait pas été que désastre et tragédie, d’une certaine manière. Car au bout d’un moment, ce fut notre survie elle-même qui atteignit un grand tournant. Le monde n’avait peut être pas encore dissipé toute source d’espoir.
Cette journée a été assez éprouvante. Du moins, pour moi. Frank et Wei ont eu besoin de l’aide de Wanjiru, du coup je me suis retrouvé seul pour à la fois couvrir leurs activités et continuer notre surveillance. Cependant, ce n’est pas forcément facile de faire tout ça en même temps pour une unique personne, encore moins lorsqu’il faut ne pas paraître soi-même suspect. En plus, Illyria dormant moins, elle souhaite rester près de moi, et ce n’est pas forcément pratique. Premièrement parce que je dois tout faire pour qu’elle ne se doute de rien alors qu’elle se trouve à mes côtés, deuxièmement parce que j’ai moi-même du mal à ne rien lui dire. Je m’en veux de lui mentir. Et j’aimerais bien pouvoir me confier à quelqu’un.
Mais c’est pour le bien de tous que je me tais. Pour éviter que le fichier sur lequel j’écris ne soit lu par mégarde, j’en ai changé l’emplacement et me suis débrouillé pour qu’il ne soit pas facile à trouver. Je me suis noté le chemin d’accès sur un bout de carton qui trainait par là, j’ai du essayer une bonne demi-douzaine de stylos avant d’en trouver un qui marchait. Et puis si je perds le morceau de carton, ce n’est pas trop grave, vu que je sais comment accéder à mon journal. Mais avoir le chemin d’accès économise beaucoup de temps. J’espère qu’à force de le taper, je finirai par le connaître par cœur.
Ce qui a rendu la journée vraiment harassante, ce sont les gens qui ont commencé à demander après les trois autres personnes au courant pour la trappe. Il a fallu que j’improvise plusieurs fois et que j’envoie tout le monde sur une fausse piste le temps que l’un d’eux ne se montre, en feignant ne pas vraiment savoir tout en se débrouillant pour envoyer les gens le plus loin possible de là où ils se trouvaient réellement. Il y en a un, en particulier, qui n’arrêtait pas de vouloir parler à Frank en seul à seul, et il insistait bien sur le fait qu’il ne voulait parler qu’à lui seul. Maintenant que j’écris ça, c’est vrai que ça semble un peu suspect. Qu’est-ce que je peux croire, en sachant que quelqu’un parmi nous joue un double-jeu ? N’importe qui a pu agresser la femme que nous avons retrouvée il y a quelques jours.
Mais c’est vraiment difficile de fonder des soupçons sur qui que ce soit. Les seuls vrais fauteurs de trouble ont été tués la semaine dernière. De notre côté, personne n’a changé son comportement. C’est comme si rien n’avait changé. Bien sûr, le rétrécissement de la communauté a un peu amélioré l’entente entre tout le monde, et beaucoup se posent des questions à propos de notre victime, mais personne ne semble avoir perdu la raison, ni manifester d’hostilité envers elle. Le seul moyen qu’il pourrait y avoir de porter des doutes sur quelqu’un, c’est de réussir à discerner un intérêt particulier pour elle dans les actes et les propos de l’un d’entre nous, mais vu la scène qui s’est produite quand on l’a trouvée, il est normal que tout le monde s’y intéresse, ce qui rend la tâche difficile. Peut être que ça a été fait exprès, en fait, justement pour ça. Et peut être que personne n’a perdu la raison, mais qu’au contraire un psychopathe a trouvé refuge parmi nous. Cette pensée me fait froid dans le dos.
Autour de moi, presque tout le monde dort. Il n’y a plus que trois autres personnes d’éveillées, Jonas, qui prend soin de la femme aux cheveux noirs, et deux autres qui essayent de discuter sans faire de bruit pour éviter de déranger les autres. L’un d’eux lance de temps en temps des regards furtifs dans ma direction. Peut être qu’il veut prendre l’ordinateur. Ou alors, peut être que c’est lui, le psychopathe, et qu’il va profiter du fait que tout le monde soit endormi pour venir me tordre le cou au moment où je m’y attendrai le moins. À moins que ce ne soit celui à qui il est en train de faire des messes-basses ? Ou peut être qu’ils n’ont rien à voir avec ça, et qu’ils font attention à ce que personne ne les entende parce qu’ils en sont arrivés aux mêmes conclusions que nous et qu’ils essayent de trouver le coupable ? Ces regards, c’étaient peut être des coups d’œil pour me jauger, pour voir si ce n’est pas moi, l’agresseur ? Décidément, c’est un casse-tête, comme si on avait besoin de ça…
Enfin, pour l’instant, ils restent ensemble à discuter, je pense pouvoir continuer à taper sans soucis. Wanjiru et Wei dorment aussi, mais Frank a son tour de garde avec quelqu’un d’autre. Je lui parlerai de celui qui voulait le voir toute la journée tout à l’heure. Il compte sur moi pour lui faire part du moindre de mes doutes, et vu la situation, je ne compte pas le décevoir. Je n’ai pas envie que la même chose arrive à Lily. Je ne sais pas ce que je serais capable de faire si c’était le cas. Peut être que je pourrais moi-même livrer le coupable en pâture à nos prédateurs, dehors. Ou alors je m’en chargerais moi-même, en le faisant souffrir lentement, là où personne ne nous trouverait… Hum… Je m’égare. Ce genre d’idée pourrait me faire tomber au même point que la personne que nous traquons. Je ne suis pas cette personne. Je ne suis pas un taré.
Le tour de garde de Frank va bientôt prendre fin. C’est moi qui dois y aller après lui, alors je ne dois pas traîner pour lui parler. Quelle ironie, on va monter la garde pour vérifier que nos assaillants ne tentent rien alors que pour l’instant, le principal danger est parmi nous. Si les créatures dehors le savaient, ça les amuserait certainement. Du moins, si ce concept existe chez elles. Leur intelligence ne fait pas d’elles des êtres doués d’émotion. Et j’aimerais autant que ce soit vraiment le cas, parce qu’un prédateur, aussi intelligent soit-il, ne chasse que pour manger, ou pour défendre son territoire. Son mode opératoire peut être terrible, mais au moins, la victime est sûre de voir un terme à ses souffrances.
Si ces bêtes sont douées d’émotions, si elles ne chassent pas seulement pour la nourriture mais aussi pour le plaisir, alors elles pourraient peut-être garder des proies vivantes, ou ne pas les achever. Jusqu’ici, bien qu’elles aient fait preuve d’une cruauté sans nom, elles nous ont toujours achevés, et les cas où elles ont pris leur temps ont été extrêmement rares. Il semble évident qu’elles ne chassent pas uniquement pour la nourriture, vu qu’elles en obtiennent en général plus qu’assez, mais d’un autre côté, notre massacre ne cesse d’accroître leur territoire. Peut être qu’elles nous considèrent simplement comme une espèce pouvant leur faire concurrence et qu’elles nous pensent dangereux pour elles. Ce serait l’explication la plus plausible. Ces bêtes n’existent pas depuis longtemps. Elles ne peuvent pas avoir d’émotions. Quoi qu’il en soit, c’est maintenant mon tour d’aller les surveiller.
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