Je n’ai pas de
nom. Pas de visage. Pas d’existence. Pas de droit à la vie. J’ai été
condamné à mort le jour de ma naissance. Et ceci, c’est de votre faute.
Je
fais partie de ceux qui sont nés dans cet endroit que nous appelons
maison, par défaut. Il y fait froid en hiver, chaud en été. C’est
souvent humide, et il n’est pas rare que l’on tombe malade, même si l’on
est rapidement traité. Nous sommes tous entassés comme des marchandises
sans importance. Ces conditions sont parfois fatales à certains, et
alors leur corps est évacué rapidement. Ceux qui nous ont enfermés là ne
se sont jamais posés la question de savoir si c’était agréable pour
nous. L’important était juste que l’on reste « en vie et en bonne santé
». Si l’on peut appeler ça une vie.
Parfois, je tombais sur
quelqu’un qui avait été pris par eux et qui avait connu le monde
extérieur. Les récits de ceux qui venaient du grand air me faisaient
rêver. Lorsque j’étais enfant, j’essayais d’imaginer ce qu’était un pré.
Cela peut vous paraître étrange, mais je n’ai su associer l’image qui
correspond à ce mot qu’assez tard, au début de mon adolescence. C’est
lors d’une de mes rares sorties que j’ai pu en apercevoir un au loin.
Ils nous déplaçaient parfois, et ça nous permettait d’essayer de voir ce
qui se passait autour de nous. C’était pendant ces rares moments que
l’on se faisait nombre de faux espoirs. Notre seule raison de vivre,
c’était d’espérer être libérés un jour.
Nous trouvions cela
incroyable que personne ne vienne jamais. À croire que c’était rentré
dans la normale de persécuter des individus. Nous n’avons jamais entendu
parler de gens s’intéressant à nous. Peut être qu’il y en a, mais ce
n’est pas eux qui m’ont sauvé. Les seuls que nous voyions étaient nos
tortionnaires. Je ne savais pas qu’il était possible d’inspirer autant
de peur. Tout le monde s’écarte sur leur passage. Leur simple mention
suffit à nous faire trembler. On pourrait presque les sentir venir avant
même de les voir.
Imaginez-vous la scène. Vous êtes dans une
pièce sombre. Vous ne pouvez pas beaucoup bouger, car il a été fait en
sorte d’utiliser tout la place disponible. Vous pouvez déjà vous estimer
heureux de ne pas être attaché. Vous ne faites pas attention à
grand-chose, parce que votre quotidien, depuis des lustres, c’est devenu
ça : attendre. Attendre que le temps passe, sans but précis.
Et
soudainement, vous commencez à vous sentir mal à l’aise. Vous entendez
bientôt des bruits de pas dans votre direction, puis, après une attente
qui vous a semblé durer des heures, vous entendez le verrou glisser.
Pendant un bref instant, votre peur est supplantée par le désir de voir
quelqu’un faire le pas et sortir avant qu’ils ne s’en rendent compte.
Mais ce vain espoir est rapidement balayé tandis qu’une lumière
aveuglante s’abat sur vous et découpe la silhouette d’un homme dans le
couloir qui nous sépare du reste de l’installation.
Il entre
sans rien dire, regarde autour de lui comme s’il ne nous voyait pas. Il
fait une ronde dans la pièce, en paraissant prendre conscience de
l’existence de certains d’entre nous tout d’un coup. Il les regarde avec
mépris, parfois les tâte sans rien dire. Et puis il repart. Il a pu
constater que le traitement que nous subissions n’avait fait aucune
victime. Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre sa prochaine visite.
Même si nous savons intimement qu’un jour, il viendra pour nous faire
sortir.
C’est une vieille rumeur tenace qui n’a pas été
démentie. Après un certain âge, ils viennent nous chercher, et ceux qui
sont pris ne reviennent jamais. Certains idéalistes espèrent toujours
que c’est une libération, mais peu d’entre nous sommes dupes. On sait
très bien qu’un jour, c’est vers notre dernière demeure qu’ils nous
envoient. Ils sont tous des représentations plus terribles de la grande
faucheuse les uns que les autres.
Vous pensez que ce dont je
vous parle n’existe pas. La Seconde Guerre Mondiale est finie, les camps
de concentration ont disparu. La barbarie existe encore en Orient, mais
certainement pas dans vos pays civilisés. Pourtant, vous nous passez
devant tous les jours sans nous voir. Nos cris d’effroi lorsque nous
voyons leurs silhouettes menaçantes approcher à grands pas vous laisse
indifférent. Notre lente agonie une fois que nous nous sommes fait
trancher la gorge ne vous émeut pas le moins du monde. Le spectacle de
nos corps se vidant de leur sang puis déchiquetés en petits morceaux ne
dérange pas vos habitudes. Vous vous voilez la face.
La mort est
votre pain quotidien, dans lequel vous mordez avidement. Vous êtes nos
assassins, car vous nous regardez bêtement mourir dans la souffrance
sans voir ce qu’il y a de mal à cela. Pourtant, si ce massacre ciblait
des personnes que vous connaissez, vous seriez les premiers à hurler de
terreur. Imaginez vos mères, vos frères, vos fils jetés dans des
cellules, regardés comme de simples animaux et traités lorsqu’ils ne se
sentent pas bien. Imaginez-vous, tout en dessous de ce tas humain, en
train d’étouffer, car vous n’arrivez plus à obtenir d’oxygène. Et quand
vous croyez qu’une main généreuse vous est tendue pour vous sortir de
là, ce n’est qu’une serre griffue qui se propose d’abréger vos
souffrances. Vous mourrez à genou, en train de ramper devant votre
meurtrier en le suppliant du regard pour qu’il vous sauve.
Vous
finissez cette lecture qui ne ressemble pas du tout à votre réalité en
vous demandant qui est l’idiot qui a écrit ça. À cela je vous répondrais
simplement ceci : qu’avez-vous eu dans votre assiette aujourd’hui ?
Commentaires