Je m’en souviens comme si c’était hier. Ces bruits. Cette sensation d’être épié. L’envie irrépressible de se trouver à n’importe quel autre endroit. Et surtout, cette voix qui me glaçait le sang plus que tout. Mes amis me disent souvent que je suis un trouillard. C’est vrai que je ne suis pas très courageux. Je ne supporte pas les films d’horreurs. J’angoisse facilement quand on me raconte des histoires qui font peur ou que je lis des choses étranges sur internet. Je me fais souvent des films tout seul. Mais cette fois-là, ma peur n’était pas sans raison.
C’était un soir de vacances d’été. Nous étions une douzaine à nous être rassemblés pas très loin de chez moi. Il y avait une petite forêt dans laquelle mes plus vieux amis et moi jouions lorsque nous étions plus jeunes. Cette fois, ils n’étaient pas là, j’étais avec des gens que j’avais rencontrés dans ma classe durant l’année, et quelques uns de leurs amis. Nous avions décidé d’aller camper dans cette fameuse forêt. Enfin, ils avaient décidé d’aller camper près de chez moi pour qu’on puisse se voir, et comme ils ont vite découvert cet endroit, ils ont décidé, malgré mes protestations, qu’il était idéal pour passer la nuit. Non pas que je n’aimais plus du tout cette forêt, seulement je préférais ne pas y traîner lorsque le jour descendait.
Comme je n’ai pas pu les faire changer d’avis, j’ai demandé à mon voisin de m’accompagner. C’était un bon ami, à peu près de mon âge, et il savait que je n’étais pas le plus courageux de tous. Comme certaines de ses connaissances étaient de la partie aussi, ça ne l’a pas dérangé de venir. Nous nous sommes donc rendu au point de rendez-vous convenu en fin d’après-midi avec nos sacs de couchage et un peu de nourriture, et vers 18 heures nous étions installé à l’endroit sur lequel nous avions jeté notre dévolu, une petite clairière suffisamment grande pour que l’on puisse tous dormir à la belle étoile, et dont le sol terreux permettait de faire un feu de camp sans trop de risque.
Tout le monde avait ramené un peu à manger et à boire, il avait été prévu que nous ferions un genre de pot commun. Comme nous étions tous au collège, il y avait surtout des boissons qui faisaient partie de ce qu’on appelle les soft drinks, mais quelques bières et une bouteille de vodka à moitié pleine ont quand même trouvé leur chemin jusqu’à nous. Je n’étais pas un grand fan d’alcool, aussi je n’avais pas prévu de toucher à plus fort que les bières, et de toute manière je préférais me remplir le ventre de nourriture plutôt que de liquide. Pour cela, j’étais servi : chips à foison, saucisson, pain, saucisses (que nous allions pouvoir faire griller), quelqu’un a même eu la bonne idée d’amener des marshmallows. La soirée ne s’annonçait pas trop mal, finalement.
Comme la préparation du repas et du feu a pris un certain temps, quand on a eu fini, on s’est directement mis à manger. On ne savait de toute façon pas vraiment ce qu’on aurait fait en attendant. Il n’était pas non plus prévu de tout manger d’un coup, on voulait prendre notre temps, c’était l’été, il fallait en profiter. On avait emmené un loup-garou pour s’amuser, on pensait qu’à douze pile, la partie promettait d’être intéressante. Vu que ce n’était qu’un jeu de société, ça me faisait moins peur que d’en parler, mais le mot me mettait tout de même un peu mal à l’aise, malgré le fait que ce ne soit pas la pleine lune.
Cependant, au bout de quelques heures, après que les provisions aient drastiquement chuté et que la bouteille de vodka ait été complètement vidée, ma paix s’est envolée. Il faisait nuit depuis un moment, et certains avaient commencé à faire quelques blagues stupides dans le but de faire peur aux autres. Notre jeu de société était pour cela un parfait contexte. Parfois, l’un d’eux s’éloignait de la lumière et tardait à revenir, d’autres fois une pierre ou un bâton était discrètement jetée pour produire un son de déplacement alors que tous étaient au coin du feu, et, bien évidemment, quelques histoires angoissantes ressortaient des tréfonds de la mémoire des moins effarouchés.
J’ai commencé à sérieusement envisager de m’en aller quand l’un deux a entreprit de nous raconter ce que pouvaient être les craquements que nous entendions derrière nous de temps à autres, probablement pour donner plus de crédibilité à ceux qui les produisaient. Il a affirmé que toutes forêts avaient ses secrets et que la notre ne faisait pas exception à la règle. La clairière dans laquelle nous étions aurait en effet été utilisée quelques décennies auparavant pour un rituel de magie noire, et tous ceux qui y avaient participé auraient été transformés en créatures sanguinaires qui, depuis, sévissaient en secret, lorsque des gens comme nous s’enfonçaient suffisamment loin pour atteindre le lieu où ils avaient été maudits pour l’éternité.
Cette histoire était de toute évidence inventée de toutes pièces. Je vivais depuis longtemps ici, et je n’avais jamais entendu parler de tels monstres, d’autant que le jeu du loup-garou avait trop de similitudes avec ce récit pour que son inspiration n’ait rien à voir. Cependant, plus il parlait, plus je me sentais mal, j’avais presque l’impression de sentir les choses dont il parlait se rapprocher de nous et attendre le moment opportun pour frapper. La voix presque envoûtante du garçon qui racontait l’histoire contribuait à la rendre encore plus inquiétante. Il maîtrisait parfaitement les jeux de langage et plaçait chacune de ses intonations aux moments les plus appropriés, de sorte que même les plaisantins s’étaient calmés et gobaient ses paroles en jetant de temps en temps des regards autour d’eux.
Un claquement dans mon dos m’a définitivement décidé à rentrer chez moi. Je tremblais comme une feuille et souhaitais que la soirée se soit arrêtée une heure plus tôt. Je me suis levé brusquement et ai balbutié une excuse, m’attirant aussitôt les moqueries de la plupart des autres. Mon voisin, lui, ne s’est pas joint aux autres, et s’est levé à son tour en disant qu’il était vraiment fatigué et qu’il préférait se reposer dans son lit plutôt que sur un matelas gonflable. Intérieurement, je l’ai remercié. Je ne sais pas si j’aurais réussi à m’éloigner suffisamment du campement sans lui. Nous avons rapidement rassemblé nos affaires sans prêter attention aux protestations des autres, et nous nous sommes mis en route. Pendant tout ce moment, le garçon qui racontait l’histoire m’a fixé d’un regard indéfinissable. Cela m’a conforté dans mon idée de partir le plus vite possible.
Même après avoir été hors de portée de voix de la petite réunion, j’ai continué à me sentir observé. J’avais l’impression que le garçon continuait de me regarder à travers les arbres, et que les créatures dont il parlait nous suivaient discrètement. Des bruissements dans les fougères me faisaient souvent sursauter et presser le pas, obligeant mon ami à accélérer. Il ne disait rien, mais je pouvais voir sur son visage que, sans être aussi effrayé que moi, il avait hâte de sortir du bois. Nous avons continué comme ça un moment, jusqu’à ce qu’il plaque soudainement sa main sur ma bouche et m’oblige à me baisser sur le côté du chemin. J’ai failli crier à ce moment, mais il m’a lancé un regard me faisant comprendre que ce n’était pas le moment. Ses yeux ont ensuite changé de direction, et lorsque j’ai vu sur quoi ils se sont posés, j’ai failli défaillir.
Une forme massive se déplaçait silencieusement à quelques dizaines de mètres de nous. Elle ne se trouvait pas exactement sur le chemin, mais nous l’aurions croisée si nous avions continué à marcher. J’étais cependant incapable de dire ce que c’était. Ça avait l’air plus gros qu’un chien, mais plus bas qu’un être humain. Un sanglier ? Peut être bien, auquel cas il valait mieux rester caché un moment, car si l’animal se mettait à paniquer, il pourrait décider de nous charger. Nous avons simplement attendu qu’il nous dépasse, profitant des fougères pour nous dissimuler à sa vue. Les secondes m’ont paru durer des heures, mais une fois que la forme a été hors de ma vue, j’ai poussé un soupir de soulagement, et mon voisin s’est détendu. Nous nous sommes relevés et avons voulu reprendre notre chemin.
Un grognement beaucoup trop proche à mon goût s’est alors fait entendre derrière nous. Visiblement, la chose ne s’était éloignée suffisamment, vu qu’à présent, elle revenait vers nous au pas de course, nous forçant à détaler le plus vite possible. Et visiblement, ce n’était pas un sanglier, ou alors il avait appris à reproduire des grondements bien plus menaçants que ceux de son espèce. Heureusement pour nous, la lisière du bois ne se trouvait plus qu’à quelques mètres, et nous avons réussi à la franchir avant de nous faire rattraper. À ce moment, la course a semblé s’arrêter. Quand j’ai regardé par-dessus mon épaule pour voir où était mon poursuivant, je me suis aperçu qu’il avait disparu. J’ai ralenti le pas, essoufflé, et mon voisin, s’apercevant de la même chose, a fait de même. Nous avons alors entendu des branches se briser quelque part derrière les arbres, et puis quelque chose a poussé un hurlement impossible à reconnaître. Le silence est ensuite retombé pour de bon.
Mon voisin et moi nous sommes regardés d’un air interdit, puis nous avons tous les deux sortis nos téléphones portables pour envoyer des messages à ceux qui se trouvaient encore dans la forêt. Ils ne nous prendraient peut être pas au sérieux après notre départ précipité, mais il fallait qu’ils sachent que quelque chose de bizarre se baladait dans leurs environs immédiats. Ceci fait, nous nous sommes détournés et sommes rentrés chez nous le plus vite possible. Pendant la nuit, j’ai très mal dormi, et je n’ai pas arrêté de rêver de la bête, sans jamais découvrir ce qu’elle était.
Le lendemain, en me réveillant, la première chose que j’ai faite a été de regarder mon téléphone pour voir si on m’avait répondu. Rien du tout. J’ai d’abord eu une grosse montée d’adrénaline, et puis je me suis dit qu’avec un peu de chance, il ne leur était rien arrivé, et qu’ils étaient tous rentrés chez eux. Ou alors qu’ils étaient peut être même encore en train de dormir. J’ai essayé de me rassurer avec ça, et pendant plusieurs heures, ça a plus ou moins bien marché, jusqu’à ce que je reçoive le premier coup de téléphone de parents de ceux qui étaient avec moi. J’ai d’abord dit que j’étais parti de la soirée plus tôt, sans rajouter de détails, mais au bout de la troisième fois, j’ai rajouté qu’il valait peut être mieux prévenir la police, car j’avais peur qu’il leur soit arrivé quelque chose.
Je crois avoir eu neuf coups de téléphone en tout. Après s’être appelés mutuellement, les parents avaient dû s’échanger les numéros de tous ceux qui avaient participé à la soirée, et j’avais été le seul à répondre. Mon voisin s’étant rajouté presque au dernier moment, il n’a pas eu ce problème. Je pense que dés le début, j’ai su ce qu’il en découlait. J’ai juste préféré ne pas y penser et me mentir pour me rassurer. Pourtant, je ne suis pas sorti de chez moi de la journée, et lorsque, le lendemain, j’ai reçu un coup de téléphone de la police elle-même, je n’ai presque pas été surpris. À ce moment, la rencontre dans le noir sur le chemin de ma forêt me revenait sans cesse en tête.
D’une manière générale, je dirais que malgré les atrocités qu’ils avaient subies, tous les corps avaient été reconnaissables sur les photos. Ils étaient tous là. J’ai donné mon témoignage et mon voisin, qui a également été convoqué après que j’en aie fait mention, en a fait un qui concordait. Nous avons tout deux évoqué la forme sombre que nous avons croisée, et nous avons confirmé avoir essayé de prévenir les autres du potentiel danger. Ne pouvant pas tirer grand-chose de plus de ce que nous avions vu, les enquêteurs nous ont rapidement congédiés, en nous promettant de nous tenir informés des avancées de l’enquête, bien qu’ils privilégiaient la piste animale.
Au moment où nous allions partir, nous avons cependant demandé à revoir les photos une dernière fois, probablement mus par une quelconque intuition. Et à ce moment, nous l’avons trouvé, le détail qui changeait tout. Il ne se trouvait pas vraiment sur les photos, qui ne montraient rien d’autre qu’une boucherie qui est restée gravée dans ma mémoire depuis ce jour. En fait, c’est dans l’absence de photo que nous avons pu trouver ce qui clochait. Avant de partir, nous avons donc pu faire remarquer que ni le douzième d’entre nous, le conteur de l’histoire, ni ses affaires n’avaient été retrouvés.
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