Le réveil sonna. Son insupportable bip-bip ne mit pas longtemps à remplir toute la chambre. Le propriétaire du deux-pièces se leva en grommelant et laissa tomber sa main sur l’appareil, qui s’arrêta. Il affichait six heures trente. Tyler le regarda d’un air désabusé puis alla dans la salle de bain en trainant les pieds. Il avait encore peu dormi. Son métier lui laissait déjà peu de répit, mais en plus, le peu d’heures de sommeil dont il pouvait profiter étaient peuplées de cauchemars dus à ce qu’il voyait pendant la journée.
Tyler était shérif-adjoint dans le comté de Flathead, dans le Montana. Il était domicilié à Kalispell, la ville la plus important du comté, et devait souvent régler des affaires plus ou moins macabres. Du fait de la proximité avec la frontière du Canada, la région était considérée comme calme, et même certains résidents en étaient persuadés. Mais, en réalité, la forêt de Flathead aidait à dissimuler certains crimes qui n’étaient pas dévoilés au grand public. Personne n’avait envie de savoir qu’on avait retrouvé des restes humains à dix kilomètres de chez lui. Et ceux qui le découvraient préféraient l’oublier.
Mais ce n’était pas le cas du jeune homme de 27 ans. Tous ceux qui entraient au service du shérif étaient un peu obligés de rester plongés dans ce monde au moins le temps du travail, et certains, comme Tyler, ne parvenaient pas à en sortir lorsqu’ils rentraient chez eux. Les images des cas de meurtres leur revenaient tout le temps en tête. Non pas qu’il y en eût beaucoup, mais comme on retrouvait souvent les corps en forêt, en plus des mutilations qu’ils avaient déjà d’origine, ils étaient souvent à moitié dévorés par les insectes, et il manquait même parfois des bouts de chaire entiers, probablement arrachés par un animal charognard.
Aujourd’hui, Tyler devait partir avec le shérif lui-même et trois autres hommes pour un petit village au Nord. Le maire avait formulé une demande d’enquête au shérif l’avant-veille, car de nombreuses disparitions étaient rapportées dans la forêt, au niveau du lac. En temps normal, une affaire dans un petit village aurait été traitée en plus de temps, mais le nombre et le caractère répétitif des disparitions devenaient inquiétants, suffisamment pour commencer à attirer l’attention des médias. Aussi, il avait été décidé qu’on s’en occuperait le plus vite possible, autant pour la sécurité des habitants que pour éviter d’apporter une mauvaise réputation à la région.
Après un maigre petit-déjeuner composé de flocons d’avoine, d’une pomme et d’une tasse de café pour lutter contre la fatigue, le jeune homme s’équipa et quitta son logement, en prenant soin de verrouiller à double-tour. La ville commençait à peine à s’animer. Cela le changeait de voir des gens dans la rue à l’heure où il se rendait au commissariat, d’habitude il devait partir beaucoup plus tôt, vers quatre heures, et à cette heure-là les rues étaient vides, mais cette fois, comme ils étaient de sortie pour un moment, le shérif avait ordonné aux quatre autres membres de son équipe de se reposer un peu, car l’enquête risquait de demander pas mal d’énergie, et de toute façon le maire ne les accueillerait pas avant neuf heures.
Lorsqu’il arriva au bureau, au contraire, c’était plus calme que d’habitude, vu que l’effectif était réduit. Il salua les collègues qui restaient puis se dirigea vers le bureau du shérif. Ce dernier l’attendait déjà avec deux des trois agents qui les accompagnaient. Le dernier n’allait certainement pas tarder. En attendant, ils avaient déjà commencé à évoquer les faits qui les amenaient à enquêter aussi loin de la ville. Après les avoir également salués, Tyler se joignit à la conversation, cependant elle ne lui apporta pas grand-chose de plus que le maigre rapport qu’il avait eu à lire le jour précédent. Depuis quelques semaines, les gens qui allaient se balader du côté du lac cessaient d’en revenir. On avait envoyé des volontaires chercher les disparus, mais eux non plus n’étaient pas rentrés, et depuis, le coin était évité comme la peste. Ce qui n’empêchait pas quelques personnes d’encore disparaître de la circulation, probablement après s’être perdues ou du moins trop approchées de la zone. On en était déjà à 36 disparus, et les habitants du village posaient des questions. Beaucoup commençaient à penser à quitter leur maison, au moins le temps que l’affaire soit résolue.
L’agent manquant arriva au cours de la conversation, et, après avoir résumé les faits une dernière fois pour tous et avoir pris ce dont ils avaient besoin dans leurs bureaux respectifs, ils purent se mettre en route. Ils ne prirent qu’un seul véhicule de fonction, le village était relativement petit, et il était peu probable qu’ils puissent faire beaucoup de chemin en voiture lorsqu’ils iraient jeter un œil dans la forêt. La route durait moins d’une demi-heure et ils furent donc bientôt arrivés à destination. Malgré le charme de la petite localité, il était évident que quelque chose n’allait pas. La plupart des volets restaient fermés malgré les premiers rayons du soleil, et les rues étaient pratiquement désertes. Lorsque quelqu’un s’y trouvait, il se déplaçait au pas de course afin d’y passer le moins de temps possible. Les habitants avaient visiblement peur que la raison des disparitions en forêt puisse se déplacer jusqu’à leur porte.
Le maire les attendait devant l’hôtel de ville. Il paraissait exténué et fort soucieux. L’histoire devait le tourmenter, et voir son village sombrer lentement dans l’angoisse n’aidait en rien. Lorsqu’il les vit arriver, un air de soulagement se dessina sur son visage, comme si on le libérait d’un poids. Tyler songea qu’il devait voir l’arrivée des forces de l’ordre comme une possibilité de laisser la responsabilité à quelqu’un d’autre. Il est vrai que dans une telle situation, cette réaction était des plus normales. Cependant, le jeune homme ne pouvait s’empêcher de penser qu’il se réjouissait bien trop vite, ils n’étaient pas sûrs de pouvoir résoudre l’affaire très vite, s’ils y arrivaient. Les psychopathes réussissant à faire 36 victimes n’étaient généralement pas les plus faciles à attraper.
– Bienvenue dans notre village ! leur dit le maire, en essayant de paraître le plus amical possible. Je vous remercie au nom de tous les habitants d’avoir fait le déplacement et de bien vouloir nous apporter votre aide aussi rapidement. En effet, nous sommes complètement dépassés par les évènements, et…
Tyler soupira discrètement. Les hommes politiques avaient décidément l’art et la manière de brasser du vent avec de belles paroles. Par politesse, aucun des policiers ne lui coupa la parole, mais il fallu une bonne dizaine de minutes avant que le petit homme en costume ne commence à leur donner des informations réellement utiles. À ce stade, ils n’avaient plus réellement besoin que de connaître les chemins les plus rapides pour atteindre la zone délimitée sur leur carte et d’autres petits détails techniques. Lorsque ces informations complémentaires furent en leur possession et que le maire leur eut donné ses propres recommandations quant à la manière d’interroger ses concitoyens à propos de l’affaire, il était presque dix heures moins le quart.
Les membres des forces de l’ordre prirent alors congé du politicien et retournèrent à leur véhicule pour se préparer. Le shérif savait déjà quelles directives donner, si bien qu’à peine cinq minutes plus tard, ils étaient déjà en route vers la sortie nord du village, où ils se sépareraient. Lui-même et Tyler allaient commencer à se diriger vers la zone dangereuse de la forêt, tandis que les trois autres resteraient un peu plus longtemps là où ils étaient pour poser des questions aux villageois. Dans un premier temps, ils avaient prévu de reprendre contact une heure plus tard, approximativement au moment où le premier groupe atteindrait le lieu des disparitions, et s’ils ne devaient pas changer leurs plans suite à une découverte quelconque, l’idée était de faire des rapports sur leurs situations respectives toutes les heures. Quand le clocher du village commença à sonner pour indiquer dix heures, les deux groupes s’étaient déjà mis en chemin.
Le chemin depuis la sortie de la ville à travers la forêt se déroula sans anicroche. Les arbres majestueux donnaient l’impression d’être minuscule et étaient la preuve de la puissance de la nature en ces lieux. C’était une des raisons pour lesquelles Tyler appréciait la région, l’Homme n’avait pas altéré tout son environnement, et il restait encore des havres de paix comme cette immense étendue boisée. Le vent faisait doucement bruisser les feuilles et se mariait au chant des oiseaux dissimulés dans les branches. Au loin, le shérif-adjoint reconnu les tapements réguliers du bec d’un pic-vert sur un tronc. Le bourdonnement continu des insectes en train de butiner s’ajoutait à cette véritable symphonie forestière.
À côté de lui, le shérif soupira d’agacement. Tyler se renfrogna : son supérieur n’avait absolument pas les mêmes goûts, il préférait en effet le vacarme citadin aux sons naturels et était d’avis que de tels endroits devraient être utilisés pour les besoins exclusifs de l’humanité. De surcroit, il affirmait que cela permettrait de limiter un peu les meurtres de la région, car les cachettes pour les corps se raréfieraient. Le shérif était un homme bon en ce qui concernait ses semblables, mais il avait une vision du monde un peu vieillotte. Et bien sûr, les affaires comme celles dont ils avaient la charge ce jour étaient d’autant plus d’arguments en sa faveur. Fort heureusement, il n’essayait d’embrigader personne dans ses théories et restait le plus souvent silencieux à ce sujet.
Après quelques temps, ils finirent par arriver aux limites de la zone. Une heure s’était quasiment écoulée, aussi ils décidèrent de contacter leurs collègues pour faire le point. La radio cracha un peu, puis ils reconnurent la voix d’un de ceux qui avaient été envoyés interroger la population. Jusqu’à présent, ils n’avaient rien découvert d’intéressant, un bon nombre d’habitants du village semblait ne rien savoir et ne voulait pas en parler, et ceux qui acceptaient ne possédaient aucune information nouvelle. Un ou deux avaient prétendu que le coin était maudit, mais n’avaient rien pu ajouter à ce sujet. Déçu, le shérif leur intima l’ordre de poursuivre leurs recherches et de le prévenir s’ils tombaient sur quelque chose de juteux. Le cinquantenaire soupira de nouveau. C’était à partir de maintenant que l’enquête commençait pour eux.
Ils ne furent pas bien loin que Tyler remarqua déjà un changement dans l’atmosphère. Plus ils avançaient, plus les animaux se faisaient discrets, comme si quelque chose les avait effrayés. Seuls les insectes poursuivaient leur bourdonnement incessant. Peut être un prédateur rodait-il aux alentours. Intérieurement, le jeune homme pria pour ne retrouver aucun corps. Il n’avait vraiment pas envie d’être confronté une fois de plus à de la chaire en putréfaction à moitié dévorée. À mesure qu’ils s’approchaient du lac, comme la densité des arbres diminuait progressivement, le vent se mit à souffler un peu plus fort. La chaleur augmentait légèrement avec le soleil qui progressait dans le ciel, si bien qu’elle aurait presque put se révéler étouffante, n’eût été cette brise.
Soudain, le shérif se mit à jurer. Il avait visiblement été piqué par une guêpe ou une abeille qui s’était un peu trop approchée de lui. Tyler se détourna pour cacher le sourire qui lui montait aux lèvres, puis, lorsqu’il l’eut réprimé, continua d’avancer comme si de rien n’était, accompagné des grommèlements de son supérieur. Le proverbe avait beau dire que la petite bête ne mangeait pas la grosse, la première pouvait tout de même se révéler agaçante pour la seconde. Ces pensées furent cependant chassées par l’objet qui entra dans son champ de vision. Un grand rocher se trouvait sur le côté du sentier, et des mots y avaient été inscrits à la craie : « Vous qui défiez cet endroit, fuyez avant de mettre vos vies en péril ». Les deux hommes se regardèrent.
– Eh bien, je crois que nous avons là un début de piste, dit le shérif d’un air satisfait.
L’examen du rocher ne leur appris pas grand-chose de plus. Les inscriptions semblaient avoir été faites à la va-vite, mais il n’y avait aucune autre trace d’activité humaine, que ce soit sur le rocher ou autour. Si des empreintes avaient été laissées, elles étaient maintenant recouvertes ou effacées. Le message lui-même commençait à devenir difficilement lisible. Il avait déjà dû subir quelques intempéries. Lorsqu’ils furent sûrs de ne rien pouvoir tirer de plus de l’endroit, le shérif et son adjoint se remirent en chemin, cette fois-ci bien plus déterminés à découvrir le fin mot de cette histoire. Tyler songea qu’ils auraient pu faire un rapport, mais cela faisait à peine une demi-heure depuis leur premier contact radio avec leurs collègues, et ce n’était là qu’une maigre avancée, aussi spectaculaire soit-elle. Il se dit simplement qu’il vaudrait mieux garder les yeux ouverts pour trouver au plus vite de nouveaux éléments.
À son grand dam, ce qu’ils découvrirent ensuite était précisément ce qu’il craignait le plus de voir apparaître : des corps. Cependant, leur état était loin de celui dont il avait l’habitude. En effet, les trois corps, disposés sur une ligne droite, comme s’ils avaient essayé de fuir et avaient été frappés chacun leur tour par la mort, n’étaient plus que des squelettes sans la moindre trace de peau, de chaire ou même de sang. Les os avaient comme été complètement nettoyés et n’étaient plus partiellement recouverts que par de la terre et des feuilles. Les deux agents regardèrent la scène de crime d’un air perplexe. Qui, sur cette terre, pouvait effectuer un travail aussi impeccable dans ce genre de lieu, et en si peu de temps ? Cela faisait moins de deux mois que les disparitions avaient commencé, les insectes et les charognards n’auraient jamais eu le temps de tout dévorer aussi rapidement. Le mystère du mode opératoire du ou des meurtriers venait tout à coup de s’épaissir.
Tyler s’approcha de l’un des tas d’os d’un air mal assuré. Les restes du corps humain étaient partiellement enterrés et avaient commencé à prendre une teinte qui rappelait de loin celle des pierres. Cela devait faire un moment que ces trois-là gisaient à même le sol. Tandis que le shérif commençait à marquer l’endroit, son adjoint, prenant son courage à deux mains, commença à examiner chaque os de plus prêt, sans rien modifier à la scène. Il n’y avait pas de trace de brisure, pas de fêlure, pas de sillon, rien qui aurait pu indiquer l’arme employée pour tuer. Il ne put non plus retrouver aucune douille à proximité. Ses yeux n’étaient probablement pas aussi aiguisés que ceux d’un médecin-légiste, et seule une véritable autopsie aurait permis de déterminer à coup sûr que l’arme du crime n’était ni un objet contendant, ni un objet tranchant, ni une arme à feu, mais ce qu’il voyait restait tout de même troublant. Rares étaient les affaires où l’on ne retrouvait rien d’autre que les corps.
Le shérif ne tarda pas à le rejoindre, ayant terminé ses marquages. Il se tenait la main qui avait été piquée et tentait de ne pas succomber à la tentation de se gratter. La blessure avait doublé de volume et pris une teinte violacée, affreuse à voir. Nul doute qu’il entrerait dans une de ses rares crises de nerfs contre la nature lorsqu’ils rentreraient. Sans dire mot, il sortit sa radio pour contacter leurs collègues. Le grésillement habituel retentit un moment, jusqu’à ce que l’un d’eux réponde :
– Déjà un autre rapport ? Que se passe-t-il, shérif ? Avez-vous trouvé quelque chose ?
– Hawkins, avez-vous avancé ? Nous venons de découvrir trois corps, complètement dépouillés. Il ne reste que des os parfaitement propres. Pas de trace de blessure apparente, aucun autre indice. Nous changeons de programme, si vous n’avez toujours rien trouvé dans deux heures, mettez-vous en route pour nous retrouver au lac.
– … Entendu, patron.
Sur ce bref échange, Tyler et son supérieur se remirent en route. L’atmosphère était devenue beaucoup plus tendue, comme souvent lorsque des cadavres venaient d’être retrouvés.
Marquant l’endroit sur une carte afin de pouvoir envoyer une équipe dès que possible pour rapatrier les ossements, ils se résolurent à reprendre leur avancée. Ne sachant pas vraiment par où chercher, les deux hommes choisirent d’essayer de suivre la direction dans laquelle les trois victimes avaient visiblement tenté de fuir. Nul doute que s’il y en avait d’autres, leur chemin avait sans doute été bien différent, mais ils n’avaient à ce moment aucun autre indice. Depuis leur entrée dans la zone, il leur semblait que tout ce qu’ils avaient pu découvrir n’avaient été que des éléments soulevant davantage d’interrogations sans répondre à aucune de celles qu’ils avaient déjà. Malgré la boursouflure prenant une teinte inquiétante sur la main du shérif, ce dernier ne disait pas grand-chose. Il affichait une mine maussade.
Comme il s’avéra bientôt clair que le chemin sur lequel ils s’étaient lancés ne les menait à rien, ils rebroussèrent chemin au bout de vingt minutes afin de pouvoir continuer en direction du lac. Si Tyler avait été croyant, il aurait probablement pensé que la providence voulait qu’ils continuent sur cette voie, car ils trouvèrent deux autres squelettes à peine quelques minutes après avoir bifurqué. Un regard rapide leur permit de conclure qu’ils étaient exactement dans le même état que ceux qu’ils avaient trouvé plus tôt, et qu’ils ne pourraient rien en tirer de plus. Ils marquèrent la carte comme précédemment et la rangèrent avant de reprendre leur marche, mais ils durent bien vite la ressortir, deux nouveaux corps s’ajoutant au compteur. Ce n’était peut-être qu’un hasard, mais après un échange de regard avec son supérieur, le jeune shérif-adjoint sut qu’ils pensaient tous les deux à la même chose : plus ils approchaient du lac, plus ils approchaient de la clé de ce mystère.
Ils hâtèrent un peu le pas, s’apercevant que les deux heures qui avaient été imparties à leurs collègues étaient déjà écoulées. Les deux hommes continuaient à marquer la carte lorsqu’ils trouvaient de nouveaux ossements, mais ne s’arrêtaient plus vraiment pour relever quoi que ce soit d’autre que leur position, ne trouvant jamais rien de nouveau. Ils eurent toutefois le loisir d’observer un schéma de disposition légèrement différent de ceux qu’ils avaient découverts jusqu’ici, un des corps n’ayant pas l’air d’avoir été fauché en pleine fuite mais au contraire alors qu’il se trouvait assis contre un arbre. C’était probablement insignifiant, mais au moins cette découverte sortait légèrement de l’ordinaire. En songeant à cette expression, Tyler se rendit compte à quel point cette affaire devenait macabre : il commençait à s’habituer à trouver des cadavres après seulement quelques heures de recherche dans une forêt, comme s’il avait pénétré un monde parallèle où l’espèce humaine était devenue la proie naturelle d’un prédateur mystérieux. S’il avait agi seul, l’homme responsable de tous ces crimes devait vraiment s’approcher davantage d’un animal que d’un être humain.
Il leur fallu encore une dizaine de minutes pour atteindre l’étendue d’eau. Le paysage aurait pu être idyllique, s’il n’avait pas été frappé d’un silence de mort. Après les animaux, c’était la forêt elle-même qui s’était tue. Les arbres, les feuilles, plus rien ne bruissait aux alentours. Le vent s’était soudainement couché, comme s’il craignait de perturber l’immobilité parfaite du lieu, et le lac était tout aussi calme. Pas une ride, pas une onde ne troublait sa surface semblable à un miroir reflétant les rayons du soleil de plomb. Sans souffle d’air pour les rafraîchir, la chaleur était vraiment devenue accablante. Il était deux heures de l’après-midi passées, et Tyler se sentait définitivement dans un autre monde : la situation lui paraissait bien trop romanesque pour être réelle. Un message mystérieux sur un rocher, des corps qui s’accumulent sans apporter la moindre réponse, la nature elle-même qui semble retenir son souffle… L’atmosphère le mettait franchement mal à l’aise.
Leurs trois collègues ne mirent plus très longtemps à arriver, ayant le loisir de venir en véhicule par une voie un peu détournée, mais bien plus praticable pour les pneus d’une voiture, qui menait au lac assez rapidement. Le bruit du moteur soulagea presque le shérif-adjoint et son supérieur, que le silence avait réussi à faire complètement oublier sa piqûre. Dès qu’ils posèrent pied à terre, les trois hommes furent également saisis par l’atmosphère et interrompirent la conversation qui les animait avant d’arriver. Sans un mot, le petit groupe se rassembla et commença immédiatement une marche précautionneuse mais néanmoins un peu hâtive, trahissant l’envie de quitter l’endroit qui les gagnait lentement, sur les bords du lac, dont les contours irréguliers étaient en partie masqués par la forêt. Tyler était de plus en plus persuadé que la clé du mystère se trouvait tout près, mais il commençait à se demander s’ils tenaient tant que ça à la découvrir.
Après une vingtaine de minutes à évoluer sous l’étouffante chaleur au gré des berges capricieuses, ils finirent par trouver ce qu’ils cherchaient sans le savoir : dissimulée par un bosquet, à l’extrémité est du lac, se tenait une vieille bâtisse tombant lentement en décrépitude. Le toit était partiellement effondré, et les pierres ne semblaient tenir que grâce à un quelconque sortilège. De la mousse les recouvrait par endroits, et les plantes grimpantes s’étaient frayé un chemin à l’intérieur grâce aux fenêtres brisées, dont les battants en bois pendaient lamentablement, semblant attendre qu’on vienne les libérer enfin de leur lente agonie. Une seule expression convenait pour décrire parfaitement ce qui se dégageait de l’effroyable bâtiment : oublié de Dieu. Par conséquent, cela en faisait l’endroit le plus probable pour résoudre leur affaire.
Ayant longuement tourné autour pour être sûr de ne rien manquer, l’équipe finit par rentrer par une encadrure ayant depuis bien longtemps perdu sa porte, cette dernière gisant, à moitié pourrie, devant la bâtisse, à la manière d’une langue putride attirant le voyageur imprudent dans ses entrailles. Alors que l’extérieur était absolument silencieux, l’intérieur ne l’était jamais complètement. Le vol de petits insectes ayant élu résidence dans la verdure qui avait pris possession des lieux empêchaient une quiétude totale de s’y installer. De temps en temps, quelques feuilles bruissaient, témoignant d’une activité minuscule qui n’intéressait guère les policiers. La progression n’était pas aisée, car tout était en désordre : ça et là traînaient des chaises en partie rongées par le temps, ici une armoire éventrée laissait apercevoir de la vaisselle brisée en son sein, là-bas c’était le plancher qui avait été mastiqué par les termites et commençait un peu à s’enfoncer sur lui-même, trahissant l’existence d’une cave.
Le rez-de-chaussée étant tout à fait vide, il restait encore l’entrée du sous-sol à trouver et les deux étages supérieurs à visiter. Hawkins se proposa pour la première tâche, les quatre autres montèrent donc et se répartir en équipe de deux pour explorer le reste des pièces. Tyler fut chargé du second étage avec Otis, un agent d’une quarantaine d’années aux cheveux poivre et sel avec une apparence sévère, tandis que le shérif parti avec Trevor, une des plus récentes recrues du bureau. Ils grimpèrent tous les escaliers avec méfiance, car ils montraient eux-aussi des signes de décrépitude, puis se séparèrent au premier palier. D’une certaine manière, ce fut un soulagement pour le binôme s’occupant du haut de la bâtisse, car le premier étage était plongé dans la pénombre et n’avait rien pour adoucir l’atmosphère lugubre qui régnait. Arrivés en haut, ils constatèrent que leur mission serait relativement vite accomplie : il n’y avait que trois portes sur le palier, et celle se trouvant à leur droite béait, laissant voir une pièce complètement effondrée.
Ils ouvrirent d’abord la porte de gauche et découvrirent une petite chambre d’enfant sans dessus dessous. Un vieux berceau métallique, rouillé par le temps, trônait au centre de la pièce, au milieu de jouets cassés et de draps sales et déchirés. Avec appréhension, les deux agents s’approchèrent du berceau pour y jeter un œil, mais à part quelques petites bêtes volantes, ils n’y trouvèrent rien, à leur grand soulagement. La maison avait dû être désertée bien avant le début des disparitions. Le tour de la pièce ne leur prit qu’une minute de plus, et, ne trouvant rien de plus, ils retournèrent sur le palier pour faire face à la dernière porte, qui les intimidait beaucoup plus pour une raison qu’ils n’arrivaient pas à s’expliquer.
C’était une porte tout ce qu’il y avait de plus normal. Faite de bois, avec une serrure à gorges, la peinture bleue pâle était presque totalement écaillée, mais on la reconnaissait encore par endroits. Le temps l’avait légèrement déformée, si bien qu’elle semblait vouloir s’extraire du mur dans lequel elle était encastrée pour libérer ce qu’elle renfermait. Le fait qu’elle faisait face à l’escalier, et que le toit du bâtiment était effondré de sorte à ce que les rayons du soleil frappent précisément en son centre accentuaient davantage l’impression que c’était là qu’ils devaient aller, que toutes les réponses se trouvaient de l’autre côté. Décidément, c’était trop irréel pour Tyler. En revanche, ce qui était bien réel, c’était leur mission. Ils n’avaient pas le temps de s’attarder sur des considérations métaphysiques, aussi inquiétants que pouvaient être les lieux, aussi étouffante l’atmosphère pouvait-elle être. Il posa donc sa main sur la poignée. L’espace d’un instant, il lui sembla que celle-ci tressaillait. Sous le regard tendu de son collègue, il la tourna et ouvrit la porte en grand, reculant instinctivement d’un pas. Le spectacle qui s’offrit aux deux hommes les remplit à la fois de fascination et d’effroi.
Les rayons du soleil continuèrent leur chemin, désormais libre, pour révéler une pièce dont les murs et le sol étaient recouverts par d’étranges coléoptères, aussi gros que des balles de ping pong, grattant, fouissant, grouillant dans tous les sens. Leurs carapaces aux couleurs variées donnaient un air irréel à la scène, qui était teintée d’horreur par les ossements, tout aussi propres que ceux que les policiers avaient trouvé dans la forêt, qui jonchaient la pièce. Cependant, ce qui avait véritablement figé les deux intrus, c’était le motif qui semblait se dessiner grâce aux couleurs savamment agencées des répugnants insectes sur le mur du fond. Révélé par la lumière du jour, c’était comme un immense œil rouge qui observait attentivement ce qui se passait. Malgré les grouillements incessants, l’image se maintenait, comme si les carapaces changeaient de couleur en fonction de la lumière… où à dessein.
Lentement, Tyler, bien que ne saisissant pas encore totalement l’ampleur de la situation, se mit à se déplacer vers la porte dans le but de la refermer, persuadé qu’il ne fallait perturber cet essaim pour rien au monde. Mais à peine eut-il fait un pas qu’il s’immobilisa de nouveau, effaré, car le motif dessiné par les coléoptères avait bougé. L’œil rouge avait roulé dans une orbite invisible et le regardait lui, à présent. Il n’aurait su dire comment c’était possible, par quel maléfice cette image semblait prendre vie au milieu de ces horribles rampants, il n’aurait su dire pourquoi il était sûr que cet œil le fixait, mais il en était absolument certain. Il sentait peser sur lui la malice et la cruauté qui en émanaient si violemment qu’elles en semblaient presque palpables. L’œil rouge le transperçait jusque dans son âme, il le dévorait – littéralement – du regard, il se repaissait de son esprit. Ce fut Otis qui le tira de sa paralysie en se ruant vers la porte, mais ce moment marqua également le début de l’horreur.
Le quarantenaire la referma d’un mouvement vif et ferme, ne laissant pas ses contours déformés s’y opposer, mais pas avant que quelques bêtes se soient échappées du nid. Un choc sourd parcouru le bois, comme si quelqu’un frappait de l’autre côté, et l’obligea à y rester plaqué pour ne pas relâcher l’essaim furieux. Et pendant ce temps, les quelques membres qui avaient quitté la pièce fondirent avidement vers lui, envahir ses vêtements et commencèrent à les mastiquer. Leurs mandibules étaient redoutablement efficaces, car des trous furent très vite créés dans son uniforme, et ils se mirent à grignoter des bouts de peau, arrachant à Otis des grimaces de douleur. Tyler voulu voler à son secours, mais un regard de son collègue, suivi presque immédiatement d’un tremblement beaucoup plus tremblant de la porte, lui fit comprendre qu’il lui fallait déguerpir au plus vite. Obéissant à l’ordre implicite du condamné, il dévala les escaliers en hurlant les noms de ses collègues.
Dans l’escalier menant au premier palier, il rencontra Trevor et le shérif, qui s’apprêtaient à monter, alertés par les coups donnés à la porte, et leur dit qu’il fallait partir immédiatement. Ne comprenant ni son changement d’attitude soudain, ni son air effaré, les deux exigèrent des explications, mais il n’eut pas à en fournir. En effet, un troisième coup, plus fort que tous les autres, projeta Otis sur le second palier, à la vue des autres policiers. Sa chemise et son visage étaient tachés de sang, il était parcouru de tremblements et tenait difficilement sur ses jambes. Son regard se posa sur ses camarades, il entreprit d’articuler « Cou… » mais s’étrangla, et d’épouvantables borborygmes remplacèrent la fin du mot tandis que, sous les yeux horrifiés des trois autres, s’ouvrait un trou au milieu de sa gorge qui laissa sortir un gros scarabée couvert du liquide écarlate, qui se mit à couler à gros bouillons de la blessure. Quelques instants plus tard, la nuée de mort, libérée de la pièce dans laquelle elle était enfermée, s’abattit sur lui, et ils purent voir la peau, les muscles et les organes se volatiliser en quelques secondes, comme les pages d’un livre jeté au feu se recroquevillant et laissant place à la couche inférieure.
Les policiers n’attendirent pas la fin de ce spectacle macabre pour se précipiter au rez-de-chaussée. Il leur fallait récupérer Hawkins, mais ils comprirent qu’ils ne le reverraient jamais quand ils virent que les mêmes scarabées s’échappaient du plancher pourri qu’ils avaient remarqué en entrant et s’affairaient activement, envahissant rapidement la maison. La retraite ne leur étant pas encore coupée, ils se ruèrent vers l’entrée et coururent sans se retourner vers leur véhicule, ce qui leur évita d’être tétanisé par la scène qui se déroulait dans leur dos : en effet, les insectes, dont la faim insatiable venait d’être réveillée par les intrus, avaient pris leur envol et s’échappaient par toutes les ouvertures de ce véritable tombeau. Heureusement pour eux, l’essaim ne les repéra pas tout de suite, et vola un peu au hasard autour de la maison ; cependant, une colonne finit par se former et se lancer à la poursuite des fuyards, imitée par le reste de la nuée.
Sans plus regarder où ils mettaient leurs pieds, courant pour leur vie, les trois survivants parvinrent à atteindre leur véhicule en quelques minutes à peine, en ouvrirent violemment les portes, se barricadèrent dedans et démarrèrent en trombe. Les roues de la voiture dérapèrent en produisant un gros nuage de poussière et ils quittèrent les berges maudites de ce lac, songeant avec effarement que tout cela était bien au-delà de leur compétence. Tous suaient à grosses gouttes, leurs visages était encore écarlate de leur course folle, et leurs cœurs battaient à tout rompre tandis qu’ils voyaient défiler la végétation par les fenêtres. Un coup d’œil dans le rétroviseur les convainquit de ne surtout pas ralentir : la nuée de coléoptères les suivait de près. Certains, un peu plus rapides que les autres, se cognaient déjà contre la vitre arrière, causant des petits bruits de choc contre le verre. Dès que la piste serait plus stable, il leur faudrait absolument accélérer encore.
Il ne leur fallut, heureusement, pas attendre trop longtemps. Ayant quitté les rivages de l’étendue d’eau, le sol se raffermit et leur permis d’augmenter sensiblement leur vitesse, commençant lentement à mettre de la distance entre eux et le nuage de mort qui était à leurs trousses. Cependant, une pensée terrifiante traversa l’esprit de Tyler : n’allaient-ils pas amener ce fléau vers les habitations, vers la civilisation, et lui permettre de faire davantage de victimes ? Il se dit, pour se rassurer, que ces insectes étaient probablement territoriaux, vu que la zone considérée comme dangereuse n’avait pas bougé depuis le début des disparitions, et que la vie dans la forêt ne semblait pas troublée dès lors qu’on s’en éloignait un peu. Ce n’était, bien sûr, qu’une hypothèse, mais elle tenait largement la route, et surtout elle offrait un espoir au jeune homme : il leur suffirait peut-être de passer la frontière pour être hors de danger. Il en fit immédiatement part à Trevor, qui conduisait, et ce dernier accéléra encore un peu, se raccrochant à cette idée comme à une corde le maintenant au-dessus d’un vide sans fond.
Au fur et à mesure, l’essaim rapetissait dans le rétroviseur, et il vint un moment où il disparut complètement de leur champ de vision, détendant sensiblement l’atmosphère dans le véhicule, bien que la peur les maintînt toujours dans le silence. Un coup d’œil à ses deux collègues suffit à Tyler pour voir qu’il était probablement celui qui était encore le plus maître de lui-même : le conducteur était blanc comme un linge et se cramponnait au volant, tandis que le shérif regardait par la fenêtre d’un air totalement absent et se grattait frénétiquement la main, ayant cédé aux démangeaisons. Lui-même ne cessait de se retourner pour s’assurer que le nuage ne réapparaissait pas derrière eux, mais il essayait de rester rationnel : la voiture allait tout droit, donc leur route ne risquait pas d’être coupée par quelque chose qui venait de derrière eux, et leur vitesses était supérieure à celle de leurs poursuivants. Il ne leur faudrait probablement plus qu’une dizaine de minutes pour rejoindre la partie présumée sûre de la forêt. Afin de vérifier sa théorie, il leur faudrait toutefois ralentir après quelques minutes pour s’assurer que les insectes n’étaient plus sur leurs traces.
C’est pourquoi, moins d’une demi-heure plus tard, la voiture était à l’arrêt au milieu de la végétation. Les trois passagers fixaient avec appréhension l’espace qui s’étendait derrière eux et attendaient qu’il se passe quelque chose, ou plutôt qu’il ne se passe rien. Les secondes leur paraissaient durer des heures, et rien ne troublait le silence tendu dans lequel ils étaient plongés. Le silence, encore. Après la course-poursuite, il leur donnait l’impression d’être un prédateur plus redoutable encore que ce qu’ils fuyaient, s’immisçant entre eux, s’insinuant dans leurs têtes et pénétrant leur cerveau. L’absence de son les angoissait encore plus, et ils redoutaient d’entendre le moindre bourdonnement.
Le shérif et Trevor sursautèrent soudain : n’y tenant plus, Tyler avait ouvert la portière, laissant ainsi une foule de sons se déverser dans la voiture. Il leur fallut quelques secondes pour juguler leur peur, mais le calme commença lentement à revenir. Dehors, ils entendaient de nouveau le bruit du vent qui passait flegmatiquement dans les feuilles. Les oiseaux avaient repris leurs pépiements insouciants, et le toc-toc d’un pic-vert tapant contre un arbre se faisait de nouveau entendre au loin. Des brindilles craquaient au passage de petits animaux, des branches bruissaient lorsqu’un volatile s’y posait ou en décollait, l’harmonie des sons de la nature avait été rétablie. La forêt était bien vivante, et de nouveau accueillante. On eût presque dit que tout ce qui venait de se produire n’avait été qu’un mauvais rêve, n’eussent été les équipements d’Otis et d’Hawkins qui témoignaient de leur disparition. Et, à l’évidence, la théorie de Tyler était avérée, car les minutes passaient sans que l’atmosphère change, sans que l’essaim ne fasse mine d’apparaître.
– Bien, lança le shérif, hésitant, si ces… choses ne nous ont toujours pas suivi jusqu’ici, c’est probablement qu’elles ne nous suivront plus. Il va falloir euh… en référer à des autorités plus compétentes pour euh… qu’une quarantaine soit mise en place, le temps qu’une solution soit trouvée…
– C’est nous, l’autorité compétente dans ce comté, souffla Trevor, amer.
– Oui bon… euh… Nous allons boucler le périmètre aussi vite que possible, en euh… en comptant large pour éviter des accidents…
– Mais comment est-ce qu’on va pouvoir présenter ça au public ? le coupa Tyler. « Bonjour, veuillez ne pas vous approcher de la forêt car des insectes mangeurs d’hommes y sévissent » ? On ne nous prendra pas au sérieux, et ça ne manquera pas d’attirer les médias et des foules de curieux.
– C’est vrai, répondit le shérif, se reprenant, mais nous n’avons pas beaucoup d’autres alternatives. L’important, c’est que la population soit en sécurité, et de toute évidence il faut l’empêcher de venir ici. On peut tout à fait gérer ça comme un risque sanitaire, sans donner trop de détails, et faire venir des experts aussi vite que possible. Nous n’avons pas les moyens de régler ce problème nous-mêmes, et même si ces insectes se cantonnent à leur territoire, rien ne dit qu’ils vont continuer. C’est une affaire de sécurité nationale.
Disant cela, il leva la main pour souligner l’importance de la chose, et ses deux collègues bondirent hors de la voiture, horrifiés. Le shérif pâlit lorsqu’il posa ses yeux dessus et comprit la réaction de ses deux hommes : en fait de main, il n’avait plus qu’une charpie informe dont se repaissaient de petits coléoptères. Là où se trouvait auparavant sa piqûre, il y avait à présent une plaie ouverte, complètement noire et purulente. Depuis ce point précis, de petites bosses se formaient sous la peau de l’homme et remontaient son bras. Au moment où ils le remarquaient, certaines d’entre elles commençaient à apparaître sur son cou, remontaient sa gorge et se répandaient sur son visage.
– Qu’est-ce que c’est que cette m… hurla-t-il, mais il ne put finir sa phrase, car déjà de petits insectes lui sortaient de la bouche, des yeux ou simplement lui perçaient la peau avant d’y replonger.
Paralysés par cet immonde spectacle, ils furent tirés de leur effroi par l’explosion de la forêt autour d’eux. Tous les oiseaux s’envolèrent en même temps, tous les animaux prirent la fuite, tandis qu’un puissant bourdonnement emplissait les alentours. Déjà quelques individus volaient tout autour, comme s’ils quadrillaient les airs en attendant leur essaim. Tyler et Trevor prirent leurs jambes à leur cou, agitant leurs mains dans tous les sens pour chasser les insectes qui volaient trop près d’eux, tandis qu’une masse informe de carapaces multicolores s’abattait sur la voiture et l’engloutissait entièrement. Les cris de leur supérieur ne durèrent quelques secondes avant de retomber à jamais. Finalement, la nuée mortelle avait quitté son territoire. Elle était venue chercher ses petits.
Les deux agents ne purent dire avec précision combien de temps ils coururent. Ayant perdu leur moyen de locomotion, ils redoublèrent d’effort pour quitter au plus vite la forêt, sans un regard en arrière, sans laisser la douleur qui parcourait leurs jambes et leurs cages thoraciques à cause de leur effort surhumain les stopper, sans s’autoriser la moindre pause. Il fallait mettre le plus de distance entre eux et cette masse informe qui nettoyait littéralement les os de ses victimes. Désormais, la cause des positions étranges des corps retrouvés dans l’autre partie de la forêt était évidente. Les malheureux avaient fort probablement croisé l’essaim alors qu’il volait parmi les arbres, avaient voulu fuir mais n’y étaient pas parvenu. Ils avaient été figés pour l’éternité dans leur dernier élan pour échapper à leur destin. Les deux agents ne comptaient pas subir le même sort, d’autant qu’il fallait mettre en application les dernières paroles de leur défunt supérieur pour éviter que la liste ne s’allonge encore. C’était, comme il l’avait parfaitement dit, une affaire de sécurité nationale.
Lorsqu’ils arrivèrent au village, ils se laissèrent tomber sur la première maison venue, reprenant enfin leur souffle. Cette fois, ils étaient suffisamment loin pour être sûrs que les coléoptères ne les avaient pas suivi, et ils purent rester là un moment, agonisants de fatigue. Ce n’est qu’une vingtaine de minutes plus tard, après qu’ils ont été de nouveau en mesure de se lever et pas sans avoir fait mentalement le point sur tout ce qui venait de se passer, qu’ils prirent la direction de l’hôtel de ville. Ils n’avaient aucune idée de l’heure qu’il était, très certainement seize heures passées, mais ils eurent la satisfaction de voir que le bâtiment était encore ouvert. À l’intérieur, ils demandèrent à voir le maire, qui les reçut en arborant une mine soucieuse. Le politicien avait bien compris à l’expression sur leurs visages que leur groupe n’avait pas été réduit dans le but de lui faire un rapport.
Tyler, désormais shérif de fait, annonça sans cérémonie la mort de ses trois camarades. À ses mots, le maire se laissa tomber dans son fauteuil, effaré. Il lui dit également que les disparus ne reviendraient jamais, que la main de l’homme n’avait rien à voir avec cet abominable massacre, et qu’il fallait interdire l’accès à toute la zone sans attendre, le temps que l’on fasse venir des équipes à même de traiter le problème. Le jeune homme souligna également l’importance de ne pas donner de détails quant aux raisons de cette quarantaine, afin d’éviter la panique. Le dirigeant de la ville n’eut rien à redire et demanda une carte pour lui indiquer la zone à proscrire, de manière à ce qu’ils puissent lancer les procédures sur-le-champ. Après avoir ajouté l’endroit où le shérif avait perdu la vie et tracé un grand cercle au-delà des limites pour éviter tout accident, Tyler lui fournit le document. Lorsque l’homme politique vit l’épicentre, il se signa discrètement en marmonnant d’un air angoissé, mais n’ajouta rien de plus.
À présent, il fallait aux deux survivants rentrer à Kalispell le plus vite possible pour contacter des personnes plus haut placées. Ayant perdu leur moyen de transport, le maire se proposa de les conduire personnellement à la gare la plus proche. Heureusement, bien qu’elle fût un peu éloignée, ils arrivèrent avant le départ du dernier train, et purent y monter sans encombre. Avant de prendre congé, le nouveau shérif répéta une fois de plus ses consignes, puis il entra dans le wagon sans cérémonie, à la recherche d’un compartiment au calme. Cette journée avait la plus effrayante de toute sa vie, et il n’avait pas envie de faire face à des gens qui ignoraient tout de ce qui se passait près de chez eux et jouissaient naïvement de leur temps libre. Le train s’ébranla et se mit lentement en marche. Le quai était vide. Le maire du village était probablement déjà reparti essayer de gérer tant bien que mal la situation complexe dans laquelle il était empêtré. Au moins, se dit Tyler, même s’il était passé à côté de la mort aujourd’hui, il rentrait dans une ville située bien loin de toute cette horreur. Il était bien vivant, et c’était inestimable.
Face à lui, Trevor s’était assoupi. Ses nerfs avaient probablement besoin de récupérer. Il était à peine plus jeune que lui, mais n’avait pas encore eu l’occasion d’être confronté à des histoires vraiment sordides. Et ce qu’ils avaient vécu aujourd’hui avait de quoi faire perdre la raison même à quelqu’un ayant été témoin des histoires les plus atroces. N’ayant rien à faire, Tyler entrepris de le détailler des pieds à la tête. Une carrure moyenne, mais un physique discrètement sportif, la clavicule légèrement apparente par l’ouverture du col de sa chemise, un visage long, rasé de près, aussi bien pour la barbe que pour les cheveux, une peau foncée qui trahissait ses origines latino-américaines, et, sous ses paupières closes, deux yeux d’un noir profond qui analysaient tout ce qui se passait autour de lui. Le shérif eut un sourire en coin : à la réflexion, il était tout à fait son type, et le fait d’avoir survécu avec lui le rendait d’autant plus sympathique.
Trevor bougea un peu dans son sommeil et tourna la tête vers la fenêtre, et l’observation que fit Tyler le fit s’étrangler et pâlir. En effet, au niveau de son col, une petite région de sa peau était violacée, presque noir. Sachant très bien à quoi s’attendre, il se leva doucement et s’approcha pour mieux voir, puis s’enfonça dans son siège, horrifié, songeant que s’il y avait un moment pour se mettre à croire en Dieu, c’était maintenant. Car ce qu’il avait d’abord pris pour sa clavicule n’avait absolument rien à voir. Il s’agissait d’une petite bosse, à peine apparente, au niveau de la base du cou de l’agent. La bosse se déplaçait lentement vers son visage. Et elle n’était pas seule.
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