Avant de débuter ce récit, il convient de préciser quelques détails nécessaires à la compréhension de toutes les références. L’histoire s’est déroulée en Pologne, dans les environs d’Olsztyn, il n’y a pas si longtemps. Comme dans tous les pays anciennement sous la domination du Kominform, la culture n’est pas la même que dans les pays occidentaux, et cela vaut aussi pour les dessins animés.
Il y a eu notamment un cartoon créé en 1969, sur le même principe que Tom et Jerry, qui s’appelait Nu, pogodi! et avait un tel succès qu’il a été appelé la « réponse aux dessins animés made in US ». Dedans, un loup, nommé Volk, se démène afin d’attraper Zayats, un lapin, pour un but plus qu’évident. En tout, 20 épisodes ont été tournés, en plus de 3 séquences de 10 minutes appelées les « épisodes perdus », ces dernières étant trouvables seulement en cassette ou sur internet. Mais bien sûr, comme pour bon nombre de choses venant de l’ancien régime soviétique, certains détails ne sont connus que par certaines personnes.
La soirée se déroulait calmement. Les plus petits étaient devant la télévision, les plus grands autour d’une table à se raconter des histoires, dans une pièce à côté, et les adultes étaient de sortie. La petite pièce n’était éclairée que par des bougies, afin de rendre l’atmosphère volontairement plus glauque, bien que la porte restait ouverte afin de pouvoir surveiller les enfants. L’un des adolescents avait pris la parole, chuchotant et parlant d’une voix plus grave qu’à l’accoutumée, et tentait visiblement d’impressionner l’auditoire par son récit sur les morts d’un village voisin.
« - … ça n’avait aucun sens, le vieux Kraviec était mort depuis longtemps, Ludwik était allé à son enterrement, et pourtant il avait l’impression de reconnaître sa silhouette de dos, penché au-dessus de quelque chose qu’il n’arrivait pas à distinguer et produisant d’infâmes bruits de mastications… Et soudain, il marcha sur une branche qui craqua. La chose qu’il avait en face de lui était maintenant avisée de sa présence, elle se retourna vers lui et…
-BAAAAAAAAAAAAAH !!! »
Son voisin avait brusquement saisi la fille se trouvant à sa droite par les épaules en hurlant, ce qui l’avait fait hurler à son tour, de peur et de surprise. Elle se reprit et colla une gifle au farceur, tandis que le reste de l’assistance riait à gorge déployée. Lorsque tous se furent calmés, un autre garçon se manifesta. Il était le seul à avoir très peu réagi durant l’histoire précédente, qui n’avait pas l’air à son goût, ce qu’il indiqua d’ailleurs de manière précise :
« Si on oublie les incohérences du genre une branche qui se trouve comme par hasard dans le couloir du manoir hanté pour craquer sous le pied du héros, raconter tout ça pour finir par crier dans les oreilles du voisin, ça n’a franchement pas grand intérêt… »
Tous le regardèrent, le précédent conteur avec un air vexé, mais il ne changea pas d’expression. Il poursuivit :
« Maintenant, si vous le permettez, je vais aussi vous raconter une petite histoire, peut être certains d’entre vous la connaissent déjà. Vous vous rappelez tous de Nu, pogodi! ? »
Les autres acquiescèrent.
« - Vous vous rappelez aussi que dans les derniers épisodes, la voix de Volk avait changé ? Il se trouve que son doubleur, Anatoli Papanov, est mort d’une crise cardiaque…
- Les histoires de fantômes ou de mort-vivants, on a déjà fait ce soir, râla le précédent conteur, si tu démontes mon histoire juste pour…
- J’ai à peine commencé, imbécile, écoute au lieu de nous faire une scène ! Je disais donc, il est mort à cause d’une crise cardiaque en prenant une douche froide, l’eau chaude avait été coupée ce soir-là. Ça s’est produit entre l’épisode 16 et l’épisode 17, du coup ils ont été plutôt embêtés, d’autant qu’ils avaient commencé à tourner le quatrième épisode perdu, vu que les trois premiers avaient été un succès. Mais changer la voix d’un personnage, c’est compliqué, encore plus en plein milieu d’un épisode, donc la décision a été prise deux jours après, ils ont préféré laisser tomber et réfléchir à une solution pour terminer la série régulière.
Sauf que le lendemain de cette décision, le producteur a reçu une lettre anonyme lui disant que cet épisode devait être terminé, et que Volk devait attraper Zayats, pour une fois. Pas de bol, l’écriture a très vite été reconnue, c’était un autre acteur et ami de Papanov, Andrei Mironov. On lui a envoyé quelqu’un pour vérifier sa santé mentale et découvrir comment il avait fait pour être au courant d’un truc qui ne le regardait pas aussi vite, les résultats ont pas du plaire parce qu’ils s’en sont occupé très vite, ni vu ni connu. La version officielle c’est qu’il est mort d’une rupture d’anévrisme, à peine 9 jours après la mort de son pote. Quelle coïncidence, devait-on se dire !
Dans les studios, on a vite oublié cette histoire, mais on a retrouvé une des caméramans pendue avec le script de cet épisode perdu à la main. Les infos sur la série ont été modifiées de sorte à ce que son nom n’apparaisse pas, cependant en interne on s’est posé des questions, la personne n’avait aucun antécédent, et la veille elle avait même l’air de bonne humeur. Le surlendemain, c’est un des directeurs artistiques qu’on a retrouvé vidé de son sang dans son bureau, un classeur à propos de la série était ouvert devant lui et il avait dessiné Volk avec la tête de Zayats dans la gueule avec son propre sang. C’est là que chez Soyuzmultifilm, il y a eu quelques dérapages. »
Il s’interrompit. Un des enfants se tenait à la porte et les regardait. Dés que le silence se fit, il dit que ce qu’il y avait à la télé était nul parce que les dessins animés étaient finis, faisant au passage sursauter ceux qui étaient dos à la porte et n’avaient pas remarqué sa présence. Le conteur lui sourit, ouvrit son sac et lui tendit une cassette, lui disant que s’il voulait, il y avait d’autres dessins animés dessus. Le petit lui fit un grand sourire et repartit vers les autres avec sa nouvelle cassette. L’histoire reprit ensuite, captivant de nouveau l’auditoire comme s’il n’y avait pas eu d’interruption :
« Certains disaient que Papanov n’était pas satisfait parce qu’il n’avait pas pu terminer sa série, et qu’il voulait qu’un terme y soit mis. Les supérieurs trouvaient ça totalement délirant, au début, mais quand un autre caméraman s’est filmé en train de se flinguer devant un épisode de la série et qu’un scénariste s’est déguisé en lapin pour sauter par une fenêtre, ça leur a fait penser que cela ne coûtait rien d’essayer, de toute manière ce n’était qu’un épisode perdu, il n’avait pas de lien chronologique avec le reste de la série, il pourrait très bien la clore. On a mis une autre équipe que celle habituelle pour terminer l’épisode, afin de laisser l’originale s’occuper de la série régulière, et dés que le tournage a repris, les morts étranges ont cessé.
Cependant, l’équipe devint de plus en plus sombre à mesure que leur travail avançait. Certains déprimaient, d’autres arrêtaient tout contact avec les autres, on ne les voyait plus que pour entrer ou sortir de leurs bureaux. Les autres employés ont pensé que c’était probablement parce qu’ils ne trouvaient pas comment avancer, et par quel miracle ils pourraient faire aboutir un épisode inachevé sans même l’aide des voix originales, qui avaient refusé d’y participer et n’avaient laissé que des enregistrements déjà existant en guise de sons exploitables, mais en même temps des rumeurs ont commencé à se répandre comme quoi leur travail renfermait quelque chose de malsain et que leur œuvre n’apporterait rien de bon.
De plus, certains d’entre eux commençaient à avoir des comportements inhabituels, à faire des choses qu’ils n’auraient jamais fait en temps normal. Ce qui transparaissait le plus, c’était leur susceptibilité dés qu’on évoquait l’avancement de leur tâche, il n’était pas rare qu’une discussion sur ce thème parte rapidement en éclats de voix. Et ça, ce n’était que pour ceux qui semblaient le moins touchés, car d’autres perdaient complètement les pédales, après quelques temps, plusieurs ont été déclarés inaptes au travail. Même sur leur corps ça se voyait que quelque chose ne tournait pas rond, ils perdaient du poids et les cernes s’agrandissaient sous leurs yeux.
Malgré ces difficultés, l’enregistrement a pu être mené à son terme, d’une manière ou d’une autre. Et comme les plus superstitieux pouvaient s’y attendre, il semblait cacher de lourds secrets. Après l’avoir terminé, les employés assignés à cette tâche ont continué à n’être que des fantômes au sein de l’entreprise, et les rares fois où on pouvait les croiser et les questionner à propos de l’épisode perdu, ils répondaient que cela ne valait pas la peine de le regarder et qu’on ferait mieux de s’occuper d’autre chose. Ils ont fini par tous rentrer un à un en dépression, et certains ont même complètement perdu la tête. Il n’a pas fallu longtemps pour qu’un de leur supérieur, persuadé qu’ils jouaient tous la comédie et voulant prouver aux autres que les rumeurs qui couraient n’étaient que des racontars infondés, a pris l’enregistrement et est allé le regarder dans son bureau. »
Depuis l’autre pièce filtrait le son du générique de dessin animé que les enfants avaient lancé. Bien que sans raison apparente, des frissons parcoururent l’échine de ceux qui écoutaient l’histoire.
« Quand il a fini et est ressorti de son bureau, il n’a pas dit un mot. Il est rentré chez lui avec l’enregistrement après la fermeture des locaux, et il n’est pas revenu le lendemain. Après deux jours, on a envoyé des gens vérifier chez lui, et ils n’ont trouvé personne, lui et sa famille s’étaient simplement volatilisés. L’enregistrement aussi d’ailleurs. Imaginez les réactions quand la nouvelle est arrivée à Soyuzmultifilm, eux qui pensaient en avoir terminé avec ça, cela a provoqué de vives émotions. Certains ont été furieux d’apprendre cela, ils avaient l’impression que la pression morale dont ils avaient été victime n’avait plus aucune raison valable si l’enregistrement était volé au final.
Le pire, ça a été chez l’équipe de tournage, ceux qui n’étaient pas déjà devenu complètement fous. La nouvelle était trop dure à supporter pour leurs nerfs. Ils ont purement et simplement quitté les locaux sans rien dire et sans réagir à ce qu’on leur disait, et le lendemain ils sont revenus, l’air complètement hagard, et se sont fait exploser, dieu sait comment. Bien que personne n’en ait entendu parler à cause de la censure, la société a presque fait faillite à ce moment, le nombre de mort ajouté aux dégâts qu’avaient causé les derniers en date étaient une véritable catastrophe. C’est pour ça que la série a été mise en pause pendant plusieurs années. »
Il se tut. Les bruitages du dessin animé filtraient doucement derrière et empêchaient le silence de s’installer totalement. Une voix féminine s’éleva alors.
« Et l’enregistrement ? On sait ce qu’il est devenu ? »
Le narrateur lui adressa un étrange sourire.
« Plusieurs théories courent à ce sujet. La première dit que ce sont les services secrets russes qui ont eu vent de l’histoire et ont décidé de s’en emparer pour le tester, et peut être s’en servir, qui sait. Une autre raconte que la maison a tout simplement été cambriolée par quelqu’un qui savait qu’une séquence inédite de la série s’y trouvait et voulait la revendre au plus offrant, ce qui voudrait dire qu’il existe toujours, quelque part. Certains disent même que c’est le spectre du vieux Anatoli qui l’a récupéré, bien que ses supposées raisons soient diverses et variées. Une dernière théorie veut que l’enregistrement soit toujours en circulation, et qu’il ait même été copié pour être davantage vu, « comme l’aurait souhaité Papanov ». Quoiqu’il en soit, et c’est là que toutes ces théories convergent, on dit aussi que tous ne peuvent pas regarder cet épisode, et que ceux qui n’auraient pas du le regarder sont pris par quelque chose. Quand on y réfléchit, peut être bien que c’est comme ça qu’a fini la famille disparue… »
Il laissa la fin de sa phrase flotter, comme si elle appelait à une autre intervention. C’est le garçon qui habitait dans la maison où ils se trouvaient qui rompit le silence.
« Est-ce qu’on sait ce qu’il y a sur l’enregistrement ? Ce qui aurait pu causer tout ça ? »
Le narrateur le regarda dans les yeux silencieusement, sans rien dire. Il était plutôt flippant comme mec, en fin de compte. Certain d’entre eux commençaient à penser qu’ils n’auraient peut être pas du l’inviter, mais ils n’arrivaient plus à se souvenir qui l’avait fait venir, à la base. En fait, ils commençaient même à se demander d’où ils le connaissaient. Tandis que ces pensées envahissaient lentement l’auditoire, il se leva et répondit enfin :
« Le début serait absolument normal, c’est la séquence qu’ils ont tourné du vivant de Papanov, ça se passe dans le désert. Ensuite, ils empruntent un escalier sorti de nulle part et montent jusque dans les nuages, où la poursuite continue. Le plan s’assombrit à mesure qu’ils avancent parce que le temps devient orageux, et le loup crie « Je vais t’avoir, Zayats » au moment où un éclair traverse un nuage et le réduit en cendre. Là, la musique s’arrête, mais le lapin continue à avancer car il ne sait plus où il est, et on voit les nuages noirs autour de lui qui ont des formes distordues, certains prenant la forme de Volk. Au final, les nuages se mettent à rire, c’est toujours la voix de Papanov qu’on entend pour le loup, et un effet d’écho est utilisé pour donner l’impression qu’il vient de partout, le plan dure une minute entière, et ensuite il sort d’un des nuages et attrape le lapin. Il y a un gros plan sur son visage, et parmi les rires on entend la voix de Papanov qui dit « Je t’ai eu, Zayats » avant qu’il ne le dévore. Après la vidéo est censée devenir blanche, afficher les visages de ceux qui ont disparu après l’avoir regardé, puis couper. »
Il sourit de nouveau largement et ajouta :
« Du moins, c’est ce que l’on raconte. »
Les bougies s’éteignirent soudain, la mèche était arrivée au bout. Il était temps de rallumer la lumière. Les quelques instants nécessaires à l’accommodation suffirent pour se rendre compte que le narrateur n’était plus là. Dans la salle d’à côté, un des petits se mit à pleurer en disant que Volk avait mangé Zayats. Tous se regardèrent, affolés, et ils se précipitèrent dans l’autre pièce. Les enfants n’étaient plus là. Lorsque leurs yeux se posèrent sur le téléviseur qui affichait encore l’image de Volk, les babines ensanglantées et un sourire malveillant sur ses lèvres, ils entendirent tous cette même voix, celle qui leur avait conté cette maudite histoire : « Je t’ai eu, Zayats ! »
Commentaires
1. DayCraftMN le 07-10-2015 à 12:28:14
Tres bon récit, je suis toujours friand de ce genre d'histoire et celle-ci est écrite merveilleusement bien ! Bon après la fin était prévisible, mais pas décevante !
c'est bien de revenir aux sources