C’est ce que sembla entendre Mehdi lorsqu’il sortit de sa torpeur, les yeux embrumés et le crâne transpercé par une douleur lancinante. Les mélanges qu’ils avaient faits la veille n’avaient vraiment pas été une bonne idée, après tout. Robin et lui avaient voulu faire les malins, et maintenant voilà où il en était, à ne même plus se rappeler comment tout s’était fini, ni quelle était la date au juste. Il poussa un grognement et essaya de se faire une meilleure idée de ce qui l’entourait. Il était sur le sofa, dans le salon de sa sœur Isra, une couverture grossièrement posée sur lui, une bassine à ses pieds. Qui avait servi, visiblement. Charmant.
Lorsqu’ils l’entendirent remuer, ceux qui étaient en train de discuter se retournèrent, et une voix moqueuse fusa :
« Ah bah regardez, il est vivant en fait ! »
Mehdi grogna de nouveau et répondit du mieux qu’il put :
« Il m’en faut plus que ça pour me refroidir… Eh il est où Robin ? Je le vois pas.
– On l’a ramené, il était dans un état pire que toi, tu t’en rappelles pas ? Vous avez vraiment fait n’importe quoi hier soir…
– Me saoule pas dès le matin, Isra !
– Il est beau ton matin, il est déjà 15h30 !
– Raison de plus ! »
Il n’avait pas grand-chose à répondre, mais n’avait pas non plus envie d’y réfléchir. En fait, il avait seulement envie de retourner se coucher, le temps que son mal de tête décide de s’en aller. Mais bien sûr, ça n’allait pas se passer comme ça, il connaissait trop bien cet état pour y croire naïvement. À la place, il se releva, eut un haut-le-cœur, attrapa la bassine en urgence et y rajouta une petite contribution. Une des silhouettes qu’il avait distinguées au réveil se leva et vint prestement s’asseoir à côté de lui pour le soutenir.
« Faut vraiment que t’arrêtes de te mettre dans des états pareil, tu le regrettes toujours le lendemain.
– Je sais, bébé… »
Cédric eut un sourire en coin.
« C’est pas parce que t’es mignon que ça te dispense de faire gaffe. Et d’aller te rafraîchir la bouche aussi, t’embaumes encore plus qu’un camion-benne.
– Oh, t’abuses…
– J’abuse rien du tout, regarde la bassine, j’ai pas envie que ma bouche ressemble à ça. Allez, bouge-toi ! »
Après l’avoir remis sur pied, le jeune homme de 24 ans emmena son petit ami jusqu’à la salle de bain, lui ouvrit la porte et le fit entrer.
« Aller, tu sais comment ça marche ici, c’est l’appart’ de ta sœur. Tu vas t’en sortir ?
– Te fous pas de moi s’teup…
– Roh, c’est bon. »
La porte se referma, laissant Mehdi seul avec son mal de tête, son visage pâle et ses yeux écarlates. Il n’avait vraiment pas lésiné sur la quantité. Pour finir comme ça, ça n’en valait vraiment pas la chandelle. D’après ce qu’il avait vu de l’état du salon et le fait que personne n’avait fait le moindre commentaire sur un quelconque exploit, lui et Robin avaient simplement dû finir trop saouls pour être capable de quoi que ce soit, rendre tout ce qu’ils avaient et s’écrouler lamentablement de fatigue. Non, vraiment, faire les malins et terminer comme ça, il n’y avait pas de quoi être fiers. Le jeune homme ouvrit le robinet, passa ses mains sous l’eau, se mouilla le visage pour se rafraîchir, puis, dans un éclair de lucidité, se dit que vu son état, prendre une douche complète lui ferait le plus grand bien.
Lorsqu’il eut fini et sortit de la salle de bain un quart d’heure plus tard, toujours un peu perdu mais néanmoins revigoré, le salon s’était un peu vidé. Il ne restait qu’Isra, Cédric et deux de leurs amis. Tous les quatre étaient en train de regarder des vidéos Youtube sur l’écran de la télévision et s’esclaffaient en buvant les bières qui avaient survécu à la veille. Mehdi se dit qu’il allait passer son tour là-dessus. Aujourd’hui allait encore être une journée inutile de lendemain de soirée, où personne ne ferait rien de constructif et ne serait rentré avant le dîner, avant de retourner se coucher pour réellement récupérer. Ce n’était pas très agréable, mais il n’y avait rien à y faire. Il alla donc s’asseoir sur les genoux de Cédric, dont le sourire lui montra qu’il était de nouveau à peu près présentable, et regarda les vidéos d’un air absent, ayant encore un peu de mal à se concentrer. Puis une question lui effleura l’esprit :
« Au fait, c’est qui qui a dit que le monde perdait les pédales, ou je sais pas quoi ?
– C’est moi, répondit Cédric. On était en train de parler d’un truc, mais quand tu t’es réveillé, on a perdu le fil.
– On disait ça par rapport aux trucs chelous dont on a entendu parler récemment, renchérit Maria, qui était assise sur un fauteuil à leur droite. Genre les morts à Halloween dans le village d’Arthur, il en avait parlé pendant trois semaines sans arrêt, tu te souviens ? La police était arrivée chez la famille d’une des meufs après avoir été appelée pour des meurtres dans la forêt, et quand ils sont montés à l’étage, ils l’ont retrouvée serrée à son copain, les deux avec la gorge tranchée, ça venait à peine d’arriver parce que le sang était encore chaud.
– Le père était fou, continua Cédric, il les avait vus monter quelques minutes auparavant, et y avait personne pour faire ça. Mais le plus bizarre, c’est que devant eux y avait une autre meuf qui était montée avec eux, elle avait un symbole bizarre gravé sur la tête et la gorge tranchée aussi, sauf qu’il y avait pas de sang sur elle, et d’après les analyses qu’ils ont faites après, en vrai elle était morte bien avant les deux. Personne a compris ce qui s’était passé. Et quand ils ont fouillé la forêt, ils ont trouvé d’autres corps dans le même état, tous avec le même symbole gravé sur le front, un œil rouge trop chelou, les flics disaient qu’ils étaient mal à l’aise en le regardant. Ça a fait un gros scandale, parce qu’une des victimes était la correspondante allemande de la première meuf.
– Mais doit bien y avoir une explication, le gars qui a fait ça est juste un taré hyper doué, répliqua Arnold, qui était juste à côté de Cédric et de Mehdi. Les trucs comme ça, ça tombe pas du ciel.
– Dis pas n’imp s’te-plaît, y avait plein de témoins à chaque moment, c’est vraiment un truc inexplicable.
– T’es sûr qu’ils ont pas juste exagéré ? demanda Mehdi, dubitatif.
– Bébé, c’est pas comme si c’était une vieille affaire qui était arrivée loin de chez nous, on en connaît des gens qui étaient là ce soir là.
– Ouais enfin j’sais pas…
– Bon, s’tu veux, mais c’est pas la seule histoire bizarre qui traîne en ce moment. T’as pas entendu des disparitions dans le Montana ?
– Mais qu’est-ce que le Montana vient faire là ? On s’en cogne, non ?
– Ça fait plusieurs mois que ça dure, ils ont gardé ça secret pendant un moment, jusqu’à ce que les flics soient envoyés et reviennent pas non plus. Ils ont bouclé toute une zone et fait évacuer un village, en prétextant un danger biologique critique, mais on dirait une vieille excuse bidonnée à la va-vite. Y a rien là-bas, d’où ils le sortent leur danger biologique…
– T’y es allé ? Tu connais ? C’est bon, les Amerloques disent que plein de trucs chelous leur arrivent mais la moitié est pas vraie, si ça se trouve c’est un journal genre le Gorafi qui a inventé ça.
– Moi je vous dis qu’il y a de plus en plus de trucs pas nets qui se passent…
– Au moins autant que ce qui sort de ton copain quand il est torché…
– Va te faire, Arnold !
– C’est bon, calme ta joie, c’est une blague !
– C’est toi la blague !
– Calmez-vous, les gars, les coupa Isra. Mehdi, calme-toi sinon tu retournes dormir chez maman.
– C’est bon, le prends pas comme ça… »
Comme prévu, la suite de la journée se passa calmement, sans incident notoire, et dans le désœuvrement le plus profond. Le canapé ne semblait vouloir laisser personne quitter ses doux coussins, et les vidéos lancées par la lecture automatique fascinaient leurs esprits fatigués. Ce fut uniquement quelques heures plus tard, quand le soir commença à tomber, que quelque chose les tira de leur immobilisme : la faim. Mehdi en ressenti les effets le premier, ayant l’estomac le plus vide de tous. Son état s’était amélioré depuis son réveil et sa douche salvatrice, et il ne craignait désormais plus de renvoyer immédiatement ce qu’il pourrait avaler directement dans son emballage d’origine. La tentation de faire cuir une grande marmite de pâtes pour ne pas avoir à bouger les fit hésiter un moment, mais ils finirent tous par convenir qu’un peu d’air frais leur ferait le plus grand bien.
Ainsi, ils étaient dans la rue une petite demi-heure plus tard, décidés à se rendre à la pizzeria du coin, où ils passaient d’ailleurs bon nombre de lendemains de soirée. Le jour déclinait rapidement, et lorsqu’ils arrivèrent quelques minutes plus tard, les réverbères étaient déjà allumés. Par chance, il n’y avait alors personne dans le petit établissement, et ils n’eurent qu’à commander, payer et attendre que l’objet de leur désir soit prêt, le doux fumet se dégageant du four leur donnant de plus en plus l’eau à la bouche à chaque seconde. Ils décidèrent de manger sur place, trop impatients pour faire le trajet en sens inverse. Les premiers instants de leur repas ne furent rythmés que par des bruits de mastication, de déglutition et des grognements de satisfaction. Lorsqu’il fut arrivé à la moitié de sa pizza, ce qui prit un temps record comparé à la vitesse à laquelle les autres mangeaient, Mehdi prit enfin la parole :
« Bon sang, je pourrais m’en enfiler encore trois comme ça ! Si je pouvais, j’aurais une pizzeria à la place de ma cuisine !
– Avec l’estomac rempli normalement, tu ferais sans doute moins le malin, lui rétorqua une Isra qui s’étouffait à moitié avec sa part. Et puis bonjour la prise de gras !
– Oh, ça ne me dérangerait pas, intervint Cédric, une goutte de sauce piquante lui perlant des lèvres. Un peu de rembourrage, c’est toujours agréable, ça fait nounours.
– Il en faut pour tous les goûts, j’imagine, risqua Arnold avec un sourire en coin.
– T’insinues quoi, là ? Tu sais que c’est pas parce que tu restes désespérément accroché à tes prétendues valeurs traditionnelles que c’est le cas de tout le monde…
– Oh, commencez pas à vous reprendre la tête là-dessus, vous allez faire revenir mon mal de crâne ! »
Arnold ouvrit la bouche pour répliquer, mais préféra la refermer devant le regard que lui lancèrent ses amis. Ils s’entendaient bien, en général, mais le jeune homme ne venait absolument pas du même milieu qu’eux. Et parfois, cela se faisait cruellement ressentir dans leurs discussions. Cependant, depuis qu’ils le connaissaient, il s’était considérablement ouvert, et savait reconnaître lorsqu’il commençait à aller trop loin. Au fond, il savait que ses remarques instinctives n’avaient rien de rationnel, c’est pourquoi il préféra ne pas envenimer un débat dans lequel il était sûr de se contredire tôt ou tard. Le silence retomba un moment, personne ne sachant comment relancer la conversation après ce bref épisode. Puis Maria, qui était restée concentrée sur le carton de son repas depuis un moment, le rompit de nouveau :
« Les gars, j’ai une théorie par rapport à ce dont on parlait tout à l’heure ! Les prochains évènements étranges seront causés par… LES TERRIBLES PIZZAS MANGEUSES D’HOMMES ! »
Elle retourna alors son carton d’un geste théâtrale, révélant ce qui l’avait occupée pendant plusieurs minutes : dans la boîte, un œil rouge les observait. Cédric eut un mouvement de recul, mais les autres se mirent à rire à gorge déployée. La sauce tomate dégoulinait de l’œuvre maladroitement tracée, et l’olive qui servait de pupille retomba rapidement, donnant un air grotesque au tout.
« C’est pas drôle franchement, tu sais que Marc a perdu sa sœur dans ces conneries, tu crois que ça l’amuserait de voir que tu te moques de ça ?
– Oh ça va, mieux vaut en rire qu’en pleurer, t’imagines si on se cloîtrait chez nous par peur de tomber sur d’autres tarés de ce genre ? On se retrouverait avec des villes fantômes et des gens qui ne feraient même plus confiance à leurs propres voisins. C’est horrible, ce qui est arrivé, mais on ne peut pas ressasser le passé éternellement.
– Je dis juste que tu pourrais avoir un peu plus de respect pour ça, je suis d’accord avec ce que tu dis, mais des gens y ont laissé la vie, et puis on ne sait même pas vraiment ce qui s’est passé.
– Y a pas cent cinquante possibilités, c’est forcément un dérangé qui a réussi je ne sais comment à ne pas se faire remarquer. Sérieusement, tu crois vraiment qu’un pauvre dessin pourrait déclencher des… »
Le vibreur de son téléphone l’interrompit au milieu de sa phrase. Sur l’écran s’affichait le nom de Robin. Surprise, elle s’empressa de décrocher. Il n’appelait jamais que lorsqu’il avait de sérieux problèmes, détestant parler au téléphone et préférant largement les messageries instantanées. À peine eut-elle activé le haut-parleur que la voix tremblante de leur ami se fit entendre :
« Maria, t’es où ? T’es encore avec tout le monde ?
– Oui oui, on t’entend tous, qu’est-ce qui t’arrive ?
– Les gars, je sais ce que vous allez dire, mais j’ai besoin que vous veniez rapidement, je crois que perds les pédales…
– T’es pas encore remis de la soirée d’hier soir ?
– Ça n’a rien à voir, ok je me suis réveillé avec un mal de crâne terrible, mais c’était il y a un bon moment, j’ai plus rien ! Mais j’ai voulu sortir pour aller à la pizzeria…
– Haha, les grands esprits se rencontrent, on y est justement, t’arrives quand ?
– Laisse-moi finir ! J’arrive pas à l’atteindre. Ça fait déjà une heure que je suis sorti… »
Les membres du groupe se regardèrent d’un air interdit. Isra prit le téléphone :
« Robin, c’est Isra. Comment ça, tu n’arrives pas à l’atteindre ? T’es où ?
– Dans la rue des Écoles.
– Hein ? Mais c’est à côté, et puis elle va tout droit, comment t’as fait pour te perdre là-bas ?!
– J’en sais rien… J’y marche depuis que j’y suis arrivé, mais j’arrive pas à en sortir, j’ai essayé de changer de rue, mais j’y reviens à chaque fois. Soit je suis débile, soit y a un truc pas net. Et puis je sais pas, j’avais l’impression qu’on me suivait tout à l’heure, mais y a personne d’autre que moi dans la rue.
– Peut-être encore les petits malins qui te harcelaient l’autre jour ? Enfin bouge pas, j’arrive avec Mehdi et Cédric, les autres vont garder nos affaires en attendant, une pizza te fera du bien. Tu vas pas rester perdu bien longtemps !
– Merci les gars… »
La manière dont Robin avait pu se perdre aussi près de là où ils se trouvaient échappait totalement aux jeunes gens. La rue des Écoles croisait celle des Tilleuls, où se situait la pizzeria, quelques quatre cents mètres plus loin. De plus, il était possible de la parcourir de long en large en moins de dix minutes, et elle ne comptait que quatre autres intersections. Ainsi, Isra et les deux désignés volontaires furent rapidement sur place. Les derniers rayons du soleil avaient complètement disparu à présent, la seule lumière les éclairant, jaunâtre, provenait des réverbères, et la température commençait à chuter. Mehdi regrettait de ne pas avoir emmené sa veste, mais il se réconfortait en se disant qu’ils seraient de toute façon bien vite retournés au chaud. Il comprit néanmoins après quelques minutes de marche qu’il devait mettre ses espoirs de côté : ils avaient atteint le bout de la rue, et il n’y avait nulle trace de leur ami.
Interloqués, ils rebroussèrent chemin, se disant qu’il avait peut-être fini par bifurquer et qu’ils finiraient par le croiser. Ce fut pourtant, là aussi, un échec. Cédric, ne tenant pas à perdre trop de temps, se résolut à lui envoyer un message lui demandant de les rejoindre à l’intersection sur laquelle ils s’étaient arrêtés. L’atmosphère continuait doucement de se refroidir, et ils sentaient déjà des picotements à l’extrémité de leurs doigts, tandis qu’une légère brume commençait à se lever, donnant à la scène une apparence presque irréelle. La réponse ne se fit pas attendre : Robin descendait la rue. Ils préférèrent ne pas relever le fait que, d’après son SMS, il marchait dans la même direction qu’eux-mêmes quelques instants plus tôt. Les minutes passèrent, inexplicablement désagréables, avant qu’une forme ne commence enfin à se profiler dans l’obscurité. Les trois jeunes eurent un soupir de soulagement.
« Bon sang, pendant un moment, j’ai cru ne jamais vous revoir ! »
Un faible sourire tirait les traits fins du visage de leur ami. Quoique le traitement qu’il suivait ait commencé à modifier sa physionomie, il conservait encore quelques aspects féminins qui pouvaient porter à confusion pour qui ne le connaissait pas. Une vilaine cicatrice, souvenir douloureux d’une altercation avec les caïds du collège dans lequel il était scolarisé quelques années auparavant qui l’avaient longtemps harcelé, barrait sa joue droite et se déformait selon les expressions de son visage. Mais à part ses cernes marqués, il semblait aller bien. Le vif éclat de ses yeux noirs, qui se mariaient bien avec ses courts cheveux sombres se fondant dans la nuit, ne laissait aucun doute quant à la clarté de son esprit à cet instant.
« T’as vraiment réussi à te paumer ici ? demanda Mehdi d’un ton amusé.
– Ça va hein, je ne sais toujours pas comment j’ai bien pu me débrouiller. Ça commence à cailler, on devrait y aller. »
Sans plus de cérémonie, ils se remirent en mouvement, impatients d’atteindre leur point de départ. La brume, qui ne cessait de s’épaissir et diminuait de plus en plus leur visibilité, ainsi que le froid agressant maintenant leur visage et faisait rougir leur peau exposée, les incitèrent à presser le pas. Pour cette période de l’année, le changement de température était pour le moins surprenant. Maudissant les effets du réchauffement climatique, Isra plissait les yeux, essayant vainement de voir un peu plus loin. Ils allaient forcément bientôt rejoindre la rue des Tilleuls, et de là, la distance les séparant de la chaleur bienfaitrice et de leurs amis serait dérisoire. Lorsqu’ils arrivèrent enfin au croisement, cependant, ils se figèrent.
« Attendez… C’est pas le croisement qu’on vient de quitter ? »
Mehdi regarda autour de lui, sans parvenir à y croire. Pourtant, pas de doute : d’une manière ou d’une autre, ils étaient revenus sur leurs pas. Le visage de Robin se décomposa.
« Mais… Pas possible, vous avez réussi à me rejoindre, on aurait dû arriver de là où vous êtes venus…
– Rappelle Maria, faudrait les prévenir qu’on met un peu de temps. Et autant se remettre à bouger, je préfère ne pas rester trop longtemps dehors avec juste un t-shirt. »
Tandis qu’ils marchaient, Robin composait le numéro pour la deuxième fois de la soirée. Ils écoutèrent en silence la tonalité, retenant à moitié leur souffle. Cédric n’avait rien dit depuis un moment déjà. Nul doute que la situation lui déplaisait particulièrement, compte tenu des discussions qu’ils avaient eues plus tôt. Son mutisme traduisait son inquiétude naissante, quoiqu’une part de lui-même essayât encore de se rassurer avec la pensée qu’ils jouaient simplement de malchance et avaient dû faire une erreur quelque part. Mais il suffirait de peu pour que cette petite flamme dans son esprit se consume. Lorsque, après la troisième sonnerie, Maria décrocha enfin, il se rapprocha avec insistance du téléphone, comme s’il craignait de manquer quelque information capitale.
« Allô ? Robin ? Qu’est-ce que vous faites, pourquoi vous mettez autant de temps ?
– Maria, c’est Mehdi. Tu vas rire, mais je crois qu’on s’est plantés quelque part…
– Vous vous êtes perdus aussi, c’est ça ?
– Bah… On a mis du temps à retrouver Robin, on l’a sûrement manqué à l’aller, mais on est en train de revenir, on galère juste à cause du brouillard, on n’y voit pas à dix mètres. »
Un silence gêné se fit à l’autre bout du fil. Puis la voix de la jeune femme se fit entendre de nouveau :
« Euh… De quoi tu parles ? Je vois la rue d’ici, et il n’y a pas le moindre brouillard, le temps est super clair… »
Le visage de Cédric s’assombrit, alors qu’Isra, excédée, s’empara du portable :
« Comment ça, le temps est clair ? Tu veux nous faire une blague, c’est ça ? Je ne trouve pas ça drôle du tout, j’ai froid et j’en ai marre, pas besoin de nous narguer en plus !
– Isra, calme-toi… Je t’assure qu’il n’y a pas le moindre brouillard ici, peut-être qu’il va se lever aussi dans quelques minutes, mais franchement votre histoire est bizarre.
– Euh… les gars… »
Tous se retournèrent en entendant la voix hésitante de Cédric, qui était enfin sorti de son mutisme. Il se tenait un peu devant eux et ne les regardait pas, fixant un point devant lui. En s’avançant, ils comprirent la raison de son intervention : la rue se terminait sur un cul-de-sac. Ils n’étaient définitivement plus sur la rue des Écoles. Et, comble de tout, un symbole macabre leur faisait face. L’œil rouge, même s’il semblait avoir été tagué, leur paraissait effroyablement réel. C’était comme s’il les dévisageait tous en même temps d’un air goguenard, satisfait du petit tour qu’il leur avait joué. Car même si cette pensée était tout à fait grotesque, ils avaient tous la sensation inexplicable que la clé de ce qui leur arrivait était dans cet œil.
Mehdi chassa nerveusement ces idées de sa tête et reprit le téléphone :
« Ok Maria, je ne sais pas où on s’est trompés, mais on n’est clairement plus dans la même rue, on vient d’arriver à un cul-de-sac. Et un petit malin s’est amusé à taguer l’œil avec lequel tu te moquais de nous tout à l’heure. On va essayer de retrouver la bonne route, est-ce que vous pouvez essayer de voir sur internet si une rue correspondrait à la description qu’on vous a faite ? »
Rationnaliser était la seule chose qu’il fallait faire dans ce genre de situations. Se perdre dans des théories farfelues ne les avancerait à rien, et leur ferait sans doute perdre leur sang-froid en prime. Au fond, il ne s’agissait que de retrouver leur chemin dans une ville qu’ils connaissaient depuis plusieurs années, rien de bien sorcier, et surtout rien ne justifiant une telle agitation. Plus ils se concentreraient sur ce qu’ils avaient sous les yeux, plus ils auraient de chances de comprendre d’où venait le problème et comment atteindre leur objectif. Pour l’instant, la seule chose qu’ils pouvaient faire était de se retourner une fois de plus et d’attendre la réponse de Maria. Cette dernière ne leur laissa pas le loisir d’attendre longtemps et reprit la parole d’une voix fébrile :
« Il y a bien la rue Poincaré, c’est la plus proche de la rue des Écoles avec un cul-de-sac. Mais c’est à une demi-heure à pieds, vous…
– D’accord ! D’accord ! Et comment on rejoint la pizzeria depuis cette rue ?
– Euh… Une seconde… Vous devez aller jusqu’au croisement avec la rue Victor Hugo et prendre à gauche, ensuite marcher pendant une dizaine de minutes jusqu’à avoir la rue des Rosiers sur votre droite, après vous allez de nouveau à gauche quand vous trouvez la rue d’Alsace-Lorraine, et après vous devriez trouver la rue des Tilleuls… »
Rationnaliser était la seule chose qu’il fallait faire dans ce genre de situations. Mais là, rationnaliser devenait difficile. Ils n’avaient tourné à aucun moment, et de surcroît la rue des Écoles se trouvait à l’opposée. Mieux valait ne pas se demander comment ils avaient pu aller aussi loin et se focaliser sur l’itinéraire qui leur avait été donné. Personne ne parlait, l’angoisse semblait tuer les mots dans leur gorge. L’agacement avait quitté Isra, et elle marchait sensiblement plus près de son frère, à l’instar de Cédric. Le fait de trouver la rue Victor Hugo leur offrit un petit soulagement. Au moins, ils savaient où ils étaient, et comment rejoindre leurs amis. Rien ne pouvait plus aller de travers.
« Oui, Robin ? »
Ce dernier se retourna vers Isra, surpris.
« Qu’est-ce qu’il y a ?
– Tu viens de dire mon nom, je t’ai entendu. Qu’est-ce qu’il y a ?
– Euh… J’ai rien dit…
– Hm… Si tu le dis. »
C’était bien le moment d’avoir des hallucinations auditives. Personne ne fit de remarque, car personne n’avait réellement envie de parler tant qu’ils seraient encore loin de leur destination. Même à l’autre bout du fil, le silence s’imposait. De leurs bouches sortaient maintenant des volutes de fumée à cause de la température, qui n’avait pas cessé sa chute. Le réchauffement climatique ne pouvait pas être la raison de cette anomalie.
« Mais quoi ?! Arnold, c’est toi qui essayes de me faire peur ?
– Eh, j’ai rien fait ! lança une voix vexée depuis le combiné. Le brouillard a aussi dû passer par tes oreilles.
– Très drôle… »
Le groupe ralentit. Même si les autres n’avaient rien entendu, ils se mirent à lancer autour d’eux des regards méfiants. Pour une raison qu’ils ignoraient, tous commençaient à avoir une drôle de sensation, comme si quelqu’un les observait et les suivait sans bruit. Pourtant, aussi loin que leurs yeux portaient, la rue semblait déserte. Il ne se produisit plus rien pendant un moment et, comme prévu, ils atteignirent la rue des Rosiers. Puis :
« Mais qui… »
Les autres membres du groupe attendirent la fin de la question en vain. Ils se retournèrent pour lancer à Isra un regard interrogateur et se figèrent. Où qu’ils les dirigeassent, leurs yeux ne rencontraient que du vide.
« Isra ?! »
Du téléphone, la voix de Maria résonna de nouveau :
« Qu’est-ce qui se passe ?
– Isra a commencé à parler et puis… Je sais pas, elle est plus là, répondit Mehdi d’une voix mal assurée.
– Comment ça, elle est plus là ?
– Comme je te dis, elle était juste à côté de nous, et l’instant d’après, elle s’était volatilisée !
– Arrêtez, on a compris, vous nous faites marcher, vous êtes juste à côté et vous allez revenir en criant « Surprise ! »
– Que dalle, tout est comme on vous a dit, sortez si vous voulez vérifier !
– …
– Calmez-vous, intervint Robin, elle a juste dû s’arrêter quelques secondes, avec ce brouillard c’est facile de se perdre. »
Le groupe rebroussa chemin une fois de plus, et ils se mirent à appeler la disparue, espérant réussir à la retrouver. Pourtant, au bout de cinq minutes, elle n’était toujours pas réapparue, et seuls les murs leur répondaient, singeant leurs voix. De minute en minute, leur situation devenait de plus en plus impossible. Cédric était devenu extrêmement pâle, tandis que les deux autres se lançaient des regards incertains. Ils voulaient encore croire qu’ils trouveraient l’explication à tout ceci dans peu de temps, et qu’ils en riraient lorsqu’ils seraient rentrés chez eux, au chaud. Mais ce qu’ils virent alors éteignit toute lueur d’espoir en eux, les pétrifiant d’horreur. Car devant eux, de nouveau, se trouvait le grand graffiti rouge, qui les regardait d’un air moqueur.
« Bon sang, mais c’est pas possible, s’écria Mehdi.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a maintenant ? demandèrent en cœur les voix de Maria et d’Arnold.
– On est de nouveau dans le même cul-de-sac que tout à l’heure. Exactement le même. Sauf qu’on était à la rue des Rosiers il y a cinq minutes. »
Une fois de plus, le silence, le seul moyen qu’ils avaient trouvé d’exprimer leur choc et leur angoisse, s’abattit sur eux. Face au grand œil, ils avaient l’air de petits insectes impuissants englués dans la toile d’une araignée vorace qui, assurée de sa victoire, tirait doucement les fils qui les retenaient prisonniers à elle, en les relâchant de temps à autres pour leur faire croire qu’il leur restait une chance de s’en tirer. Mais au bout du compte, ils n’avaient aucun contrôle sur la situation, et ce n’était qu’une question de temps avant qu’ils ne rencontrent leur destin. Cette fois-ci, Cédric ne parvint pas à se retenir :
« Mais bon sang, c’est ça que je voulais dire quand je disais que le monde perd les pédales et qu’il se passe des choses pas nettes ! C’est pas la première fois que ce symbole apparaît, et il se passe toujours des choses graves, des trucs qu’on est incapables de comprendre et qu’on doit juste subir en espérant qu’on s’en sortira ! On est foutus, vous comprenez ça ?!
– Bébé, calme-toi, y a forcément une explication, on va…
– Ne me dis pas qu’on va s’en sortir, t’en sais rien, j’en sais rien, regarde ta sœur, on n’a aucune idée de ce qui lui est arrivé et si tu veux mon avis, on ne le saura jamais ! »
Il s’interrompit soudain et se retourna.
« Isra, c’est toi ? »
Au même instant, le brouillard s’épaissit autour de lui, au point qu’il fut invisible en quelques secondes, et plus aucun son ne se fit entendre de sa direction. Son petit ami, dont l’esprit hurlait à son instinct qu’il se trompait, s’avança vers l’endroit où il se trouvait un instant auparavant, pour ne rencontrer que la brume.
« Cédric ? »
La brume reprit sa teinte habituelle, et il put de nouveau voir comme quelques instants auparavant, certes à une distance assez faible, mais néanmoins suffisante pour se rendre à l’évidence : le jeune homme s’était volatilisé, comme s’il s’était fondu dans la brume. Ou plutôt comme si la brume, composée de milliers de petites créatures carnassières, l’avait dévoré en une fraction de seconde, sans bruit ni heurt, comme les vagues de l’océan effacent les formes éphémères dessinées dans le sable.
« CÉDRIC ?! »
En face de lui, il n’y avait que le mur, l’œil rouge qui continuait de le regarder. Il n’avait plus l’air seulement goguenard, il semblait désormais que son regard était devenu euphorique, comme si les scènes qui se déroulaient sous ses yeux l’emplissaient de joie. Mehdi était partagé entre le désarroi d’avoir perdu sa sœur et son petit ami en l’espace de quelques minutes, et la terreur irrationnelle que lui inspirait maintenant le symbole malveillant. Il avait laissé tomber toute tentative de comprendre, la seule chose à laquelle il pensait maintenant, c’était s’en aller le plus vite et le plus loin possible. Comme pour répondre à ces pensées, le mur lui adressa un clin d’œil. L’horreur le paralysait, comme il lui semblait apercevoir à l’intérieur de la pupille une malice sans limite, qui avait déjà imaginé des centaines de scénarios comme celui-ci, débouchant tous sur une mort abominable à laquelle il était impossible d’échapper. L’espace d’une fraction de seconde, le jeune homme eu l’impression de plonger dans le regard d’une créature tout droit sortie des plus terribles cauchemars de l’humanité, quelque chose dont l’idée même de l’existence même vous plongeait dans un effroi incontrôlable.
« Mehdi, tirez-vous d’ici ! »
La voix qui sortait du téléphone toujours allumé le rappela à la réalité. Maria et Arnold paniquaient à l’autre bout de la ligne, et Robin lui tirait la manche pour le faire bouger. Visiblement, lui aussi en avait assez vu, et pour rien au monde il ne serait resté plus longtemps dans cette ruelle. Combien de temps était-il resté planté là, sourd et aveugle à son environnement ? Suffisamment, en tout cas, pour que tout le monde eût le temps de comprendre l’étendue du danger qu’ils couraient. Ni une, ni deux, ils prirent leurs jambes à leur cou dans la direction opposée, comme si le fait de courir allait mettre davantage de distance entre eux et cet endroit maudit. Mehdi serrait toujours le téléphone de Robin au creux de sa main comme si sa vie en dépendait. Il était le seul lien avec un endroit normal, avec la sécurité.
Les deux jeunes hommes atteignirent très rapidement le bout de la rue, et empruntèrent pour la deuxième fois de cette folle nuit l’itinéraire que Maria leur avait donné plus tôt. Impossible de savoir combien de temps ils réussiraient à le suivre avant d’être renvoyés sur leurs pas ou de se perdre dans le dédale de rue qui semblait décidé à ne jamais les relâcher, mais ils ne voulaient surtout pas s’arrêter, même pour reprendre leur souffle, craignant de subir le même sort que Cédric et Isra. Ils couraient dans la rue Victor Hugo depuis deux minutes déjà quand il sembla à Mehdi entendre la voix de son petit ami non loin, le stoppant net. Robin, paniqué, fut en quelques secondes sur lui.
« Qu’est-ce que tu fous ?! Continue à courir !
– Attends, je crois que j’ai entendu…
– T’as rien entendu du tout, le coupa son ami d’une voix trahissant sa peur. Isra et Cédric ont disparu après s’être retournés parce qu’ils avaient cru qu’on les avait appelés. Ça n’a aucune logique, mais c’est ce qui s’est passé, et je n’ai pas envie de tester pour voir si j’ai raison. Alors maintenant, cours, et ne regarde pas derrière toi ! »
Ces mots suffirent pour le remettre en mouvement. En effet, cela n’avait aucune logique, mais rien de ce qui s’était passé jusqu’à présent n’était logique. Mieux valait se rattacher à cela et poser les questions une fois qu’ils seraient tirés d’affaire, en espérant que ce soit possible. La rue des Rosiers n’était plus très loin, et s’ils étaient chanceux, ils ne se retrouveraient pas de nouveau face au cul-de-sac de la rue Poincaré. Leur esprit se raccrocha à l’idée que cette fois, quoi qu’il arrive, ils continueraient d’aller tout droit, sans hésitation, peu importe ce qui pouvait arriver autour d’eux, et que c’était peut-être la clé de leur survie. Ainsi, ils ne réfléchirent même pas lorsqu’ils virent le croisement tant attendu et tournèrent à droite sans demander leur reste. Le décor ne changeait pas, ce qui les conforta dans leur idée.
Après plusieurs minutes de course folle, ils atteignirent la rue d’Alsace-Lorraine. Un espoir commença alors à renaître dans leur esprit. Ils n’étaient plus si éloignés de la pizzeria, et n’avaient encore jamais réussi à autant se rapprocher. Peut-être avaient-ils réellement trouvé la clé pour échapper au démon qui les poursuivait. Le froid lui-même semblait diminuait, et la brume ne paraissait plus si opaque. Confiant, Mehdi ignora la sensation de brûlure qui provenait de ses poumons alors qu’il repoussait ses limites, et accéléra encore, prenant lentement de l’avance sur Robin. Mais leur invisible ennemi ne semblait pas disposé à les relâcher si facilement, car il entendit, de manière certaine cette fois, la voix de son petit ami qui, dans un murmure, essayait de le retenir en arrière.
« Mehdi… Ne me laisse pas là-bas… »
Il se forçait à ne pas écouter, même si la voix était terriblement réaliste. Son instinct de survie lui dictait de ne surtout pas s’arrêter maintenant. Et Robin n’avait certainement rien entendu, sinon il aurait réagi, ce qui était la preuve qu’il ne s’agissait pas réellement de Cédric. L’araignée avait laissé trop de liberté de mouvement à ses proies, et maintenant elles étaient sur le point de se désengluer de sa toile.
« Bébé, tu ne peux pas me faire ça… »
Ne pas regarder derrière soi. Ne surtout pas regarder derrière soi. Il ne savait pas ce qu’il pourrait bien y voir, mais ça n’était certainement pas le garçon qu’il aimait. La seule chose qui l’attendait derrière, c’était la mort. Pour éviter de se laisser tenter, il se mit à parler avec Maria et Arnold. Les deux n’avaient pas bougé de la pizzeria et restaient accrochés au téléphone, ne voulant surtout pas raccrocher, comme si cela pouvait leur permettre de revenir sains et saufs. L’établissement n’allait pas fermer avant un moment, et le gérant les connaissait, alors on les avait laissés seuls. Ce n’était peut-être pas une si bonne chose que ça, après tout. Qui sait, peut-être que quelqu’un aurait pu les aider. Ils auraient peut-être même dû commencer par ça, à la réflexion.
« Maria, vous pouvez appeler la police avec le téléphone d’Arnold et leur dire que deux personnes ont disparu ? N’entre pas dans les détails pour éviter qu’ils ne te croient pas, dis juste où on est.
– Attends, tu penses à ça maintenant ? Tu es sûr que c’est bien utile ? Vous ne savez même pas ce qui vous suit, tu crois vraiment que la police va y changer quelque chose ?
– Peut-être qu’ils pourront nous retrouver nous, au moins. Je suis sûr qu’on serait plus en sécurité avec davantage de gens autour de nous.
– Si tu le dis… Arnold est en train de composer le numéro. »
Ce fut le moment que choisit Robin pour faire une erreur. Courant moins vite que Mehdi, il ne le distinguait plus vraiment courir devant lui, et se fiait au bruit des pas de son ami.
« Pourquoi tu t’arrêtes encore ?! »
Il n’eut pas besoin de regarder en arrière pour comprendre ce qui s’était passé. Trop près de lui pour penser pouvoir être abusé, Robin avait pourtant cru l’entendre s’arrêter et lui demander de l’attendre, et s’était retourné. Il ne voulut pas regarder la brume qui s’était densifiée autour de lui au même instant, tout comme il ne voulu pas affronter la rue désormais complètement vide et dans laquelle ne résonnait plus que le son de ses propres pas. C’était trop tard pour lui aussi. À présent, il devrait s’en sortir seul.
« Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai cru entendre Robin dire quelque chose.
– Il n’est plus là. Il s’est fait avoir. »
Le jeune homme essayait de rester le plus calme possible, même s’il ne savait plus très bien ce que cela signifiait. Il avait l’impression de devenir fou. Depuis le portable, un sanglot se fit entendre.
« Mehdi, je suis désolée ! Peut-être qu’avec mon dessin débile, j’ai vraiment fait quelque chose de mal…
– Mehdi, je suis juste derrière, ne t’inquiète pas, ça ne m’a pas eu…
– … j’aurais dû écouter Cédric, c’était vrai quand il disait qu’il ne fallait pas plaisanter avec ça. Je suis vraiment une idiote, jamais j’aurais dû…
– Bébé, reviens me chercher, j’ai froid…
– … clair que je ne sous-estimerai plus jamais ce genre de choses. Reviens, s’il-te-plaît, je ne me pardonnerai pas si aucun d’entre vous ne revient…
– Mehdi, je te jure que si tu me laisses dehors, tu pourras retourner dormir chez maman…
– … police est en route, ils ont dit qu’ils envoyaient une patrouille pour nous rassurer, le commissariat n’est pas loin, tu devrais bientôt être en sécurité, alors ne t’arrête pas…
– Mehdi, Maria m’a envoyé te chercher, tu y es presque, rentrons vite ensemble… »
Les murmures et le flot de parole de son amie se mélangeaient toujours plus alors qu’il avançait dans la rue Alsace-Lorraine. Il ne savait plus à quoi se fier, mais il se disait aussi qu’il s’agissait des derniers efforts de son adversaire invisible pour le rattraper. Le dénouement de l’histoire, d’une manière ou d’une autre, était proche. Il dû ralentir, car il n’en pouvait plus, et l’adrénaline ne suffisait plus pour maintenir la cadence. Le jeune homme avait totalement perdu la notion du temps, il ne savait plus depuis combien de temps ils avaient quitté la pizzeria, ni à partir de quand il s’était mis à courir. Mais le point de côté lancinant qui perçait son flanc ne lui laissait d’autre choix que d’essayer de reprendre son souffle. Et tandis qu’il cédait à la fatigue et se remettait à marcher, il atteint enfin ce qu’il cherchait : le croisement avec la rue des Tilleuls. Il avait réussi à s’en sortir, contre toute attente. Comme pour confirmer ses dires, les murmures s’arrêtèrent aussitôt.
« Dieu soit loué… Maria, je suis dans la rue de la pizzeria, j’arrive dans deux minutes. »
Des soupirs de soulagement s’échappèrent du combiné. Même Arnold, qui n’avait pas beaucoup parlé, sans doute pour ne pas montrer qu’il paniquait également, ne put s’en empêcher. La brume, qui avait au final atteint la rue, commençait toutefois à décroître. La visibilité devenait meilleure, et la température revenait doucement mais sûrement à la normale. Il allait pouvoir s’effondrer dans les bras de ses amis dans quelques secondes, une fois qu’il serait remis de ses émotions. Derrière lui, une sirène de police déchira la nuit, telle la plainte d’une âme damnée. « Enfin, » se dit-il, espérant au fond de lui qu’ils pourraient mettre la main sur ses trois amis, qu’ils étaient sains et saufs, et que cela ne serait bientôt qu’un mauvais souvenir. Et il se retourna pour regarder passer la voiture. Le téléphone qu’il tenait fermement dans sa main jusqu’alors tomba au sol et se brisa.