posté le 06-04-2015 à 19:08:52
Tomber dans le trou
Connaissez-vous
l’origine de toutes les expressions que vous utilisez ? Des fois, on
apprend des choses assez surprenantes en cherchant un peu… Ou alors par
hasard, après avoir discuté avec une personne d’un autre âge, trop
heureuse de nous en apprendre plus sur n’importe quel sujet.
Le
récit que je vais vous faire vient d’ailleurs d’une de ces fameuses
discussions, c’est un homme qui s'était présenté en tant qu'ami de mes
grands-parents qui m’a parlé de cette histoire un jour où il venait leur
rendre visite. Comme beaucoup de jeunes, alors que mon grand-père
s’était excusé un moment et tardait à revenir, je n’ai pas pu m’empêcher
de lui lancer « Bah alors ! T’es tombé dans le trou ou quoi ?! » à
travers le couloir. À peine je terminais ma phrase que le visiteur me
regardait d’un air scandalisé. Je ne sais plus trop si je me suis excusé
ou pas, par contre je me souviens bien de ce qu’il a dit pour entamer
le sujet :
« Malheureux ! As-tu au moins une idée de ce que tu es en train de dire ? »
Je
n’ai pas trop su quoi répondre, et il a enchaîné sur une histoire assez
ancienne, qui lui avait été racontée par sa propre grand-mère, a-t-il
dit. À l’époque, elle et son mari vivaient à Londres, et c’était
l’époque des Grandes Puanteurs. La Tamise avait beaucoup baissé et les
excréments mélangés aux déchets des boucheries bloquaient le canal. La
ville était envahie par les mouches et l’air était tellement
irrespirable que des gens se couvraient la bouche de mouchoirs pour
pouvoir respirer, un peu comme en Chine aujourd’hui. Du coup, les gens
étaient furieux et essayaient de s’en aller, même les politiques ont
déplacé leurs bureaux pour essayer d’échapper à l’odeur. Quand le niveau
de la Tamise a remonté et que la situation s’est calmée, les gens ont
compris qu’il était peut-être temps de réfléchir à un moyen d’évacuer
les déchets autrement qu’en laissant tout passer dans les rues.
Au
début, on a essayé d’améliorer les égouts qui existaient déjà. Ça se
passait bien, en général, et puis de temps en temps un ouvrier
disparaissait. Comme ça, sans crier gare. Ce n’était pas très surprenant
non plus pour l’époque, alors on lançait des recherches sans trop se
poser de questions. De toute manière, ça n’arrivait pas fréquemment, et
on n’était même pas sûr que l’ouvrier ait disparu dans les égouts ou à
l’air libre. Alors le réseau a été terminé, et globalement on peut dire
que ça s’est déroulé sans anicroche. Les maisons et les commerces y ont
été reliés, et ça a tout de suite facilité la vie de beaucoup de monde.
Comme
le système était tout nouveau, par contre, on voulait s’assurer que
tout fonctionnait bien, alors de temps en temps on envoyait des gens
vérifier que ça ne bouchait nulle part. Ça a permis une ou deux fois de
réfléchir à quelques petites modifications, parce que tout n’était pas
encore parfait. Mais le vieil homme m’a raconté que c’est à ce moment-là
que certaines personnes ont commencé à se poser des questions, parce
qu’on demandait les observations des gens qui descendaient, et tous
faisaient la même remarque : les déchets humains s’écoulaient le plus
souvent normalement, mais les déchets des commerces étaient anormalement
peu nombreux. On a envoyé des gens vérifier que tout était correctement
relié, et même si une boucherie avait eu des problèmes d’évacuation,
globalement ça allait. On a supposé que le système marchait mieux que
prévu, mais certains des agents qui descendaient n’étaient pas de cet
avis. Eux, ils étaient sûrs d’avoir vu des restes de viande rongés
jusqu’à la moelle.
D’ailleurs, on a commencé à leur donner un peu
de crédit quand on a retrouvé le corps d’un des ouvriers qui avait
disparu pendant l’aménagement des égouts. Il ne restait que quelques
ossements, mais on a quand même pu l’identifier à son équipement qui lui
avait été arraché. Après l’avoir découvert, on a tout de suite pensé à
une colonie de gros rats. Ça correspondrait bien à ce qu’avaient
observés les autres employés, et il suffisait que l’ouvrier ait glissé
et se soit fracassé le crâne contre une paroi en pierre pour que les
nuisibles soient venus profiter de sa carcasse. Du coup, quelqu’un a eu
une brillante idée, celle de mettre de la mort-aux-rats dans les déchets
des boucheries pour régler le problème. Ça a plutôt bien fonctionné vu
que peu de temps après, on a pu constater que le nombre de déchets
venant des commerces augmentait dans les égouts. Seulement après il y a
eu la première mort réellement inexpliquée.
C’était une vieille
dame qui habitait en face de chez les grands-parents de notre hôte. Elle
allait souvent au marché pour faire ses courses, mais elle a cessé d’y
venir du jour au lendemain. Et quand ses voisins du dessous ont commencé
à se plaindre d’une odeur épouvantable, on a fait venir la police pour
ouvrir la porte et vérifier que tout allait bien. Ils ont d’abord
fouillé tout l’appartement sans la trouver, ils ont ouvert la porte de
la salle d’eau seulement après. C’est là qu’ils ont compris pourquoi on
ne la voyait plus. La pauvre avait été réduite en charpie, le haut de
son corps trempait encore dans la cuvette tandis que le bas était tombé
par terre. Les insectes avaient envahi la pièce depuis un moment et se
chargeaient d’éliminer progressivement les restes, mais on a quand même
facilement pu constater que toute la région du bassin était manquante.
Vu les marques, il semblait qu’elle avait été arrachée.
Les
autorités auraient été désemparées ne sachant pas trop quoi faire. Et il
n’a pas fallu longtemps pour qu’on signale un deuxième, puis un
troisième cas. Comme pour les fois suivantes, on n’a retrouvé les corps
que quelques temps après la mort. Bien que le nécessaire ait été fait
pour que ce ne soit pas ébruité, probablement pour éviter la panique,
les rumeurs couraient vite à l’époque, et il n’a pas fallu longtemps
pour qu’on en parle aux coins de rue ou dans les bars, sans trop savoir
ce qu’il en était réellement. C’est à ce moment que l’expression «
tomber dans le trou » est apparue, pour éviter de parler distinctement
de la chose tout en restant suffisamment compréhensible.
Je me
souviens de ne pas avoir réussi à m’empêcher de rire lorsqu’il m’a dit
ça. Mais à ce stade de l’histoire, j’étais partagé entre le comique de
l’expression et le malaise par rapport aux évènements, de sorte que même
si je riais, j’étais un peu crispé. Le vieil homme m’a regardé d’un air
condescendant, et ça a achevé de me rendre mon calme. Il avait l’air de
prendre cela très au sérieux, et c’est vrai que même si la fin des
dernières victimes ressemble à un épisode de South Park, l’idée de
quelque chose rôdant dans les égouts prêtait déjà beaucoup moins à rire.
Sans compter son air mystérieux qu'il avait pris à mesure qu'il
avançait dans son récit et qui commençait presque à me filer la chair de
poule. On aurait dit qu'il délectait de son histoire. Mais ça ne devait
qu'être moi.
Il a continué l’histoire en me disant qu’à ce
stade, sa grand-mère était devenue très inquiète, parce que son
grand-père faisait partie de ceux qu’on envoyait de temps à autres
vérifier que tout allait bien. Il lui disait qu’elle n’avait pas à s’en
faire et qu’il n’y avait jamais eu l’ombre d’un danger quand il était
descendu, mais lui-même avait de moins en moins envie de faire son
travail. Quand la huitième victime a été retrouvée, ils ont envisagé de
se retirer à la campagne le temps que ça se tasse. Mais ils ne l’ont
jamais fait, parce que tout s’est terminé avant qu’ils n’en prennent
vraiment la décision.
À peine une semaine après, des policiers
passaient par hasard dans une rue quand on a crié au secours depuis une
fenêtre. C’était une femme qui les a fait rentrer et les a menés jusqu’à
la salle d’eau où tressautait le corps de son mari qui semblait vouloir
se faufiler tête la première dans la cuvette des toilettes. Le bras
droit et la tête avaient déjà disparu, et quelque chose continuait de
tirer dessus en provoquant des craquements immondes. Un des policiers a
dégainé son arme et tiré sur la cuvette qui s’est fendue, relâchant ce
qui restait de l’homme dans un flot de sang. Ils ont entendu un
crissement dans les canalisations, et puis plus rien. La femme leur a
raconté que son mari avait entendu des bruits provenant des tuyaux et
que, croyant que quelque chose s’y était coincé, il avait voulu l’en
déloger, mais qu’il s’est mis à hurler et n’a plus réussi à se libérer.
Le
soir même, la décision était prise de murer les canalisations et de
chercher un autre système d’évacuation des déchets. Les travaux ont été
accomplis en vitesse, et on a préféré employer les toilettes sèches
pendant un certain temps. Certains employés racontent qu’avant de finir
l’emmurement des égouts, ils ont cru apercevoir du mouvement dans le
dernier des accès, mais rien ne leur a permis de le confirmer. Ce n’est
que bien plus tard, quand ils ont finalement été rouverts pour devenir
ce qu’ils sont aujourd’hui, qu’on a pu voir que quelque chose avait
gratté contre la paroi. Mais c’est resté si longtemps fermé qu’il y
avait assez peu de chances pour qu’un être vivant ait survécu jusque là.
L’histoire menaçant la crédibilité de la ville, elle a vite été effacée
des archives et n’a survécu que dans l’esprit de ceux qui l’ont vécue.
La cause de la mort des 9 victimes a été remplacée par quelque chose de
moins « incongru », et les ouvriers présumés morts ont été déclarés
disparus sans plus de précisions.
Au moment où le vieux a terminé
son récit, je me rappelle avoir sursauté à cause de la porte d’entrée
que ma grand-mère a fait claquer en rentrant. Quand elle a vu avec qui
je discutais, elle a eu l’air surprise, mais elle a secoué la tête et
est allée voir ce que faisait mon grand-père. C’est le moment qu’a
choisi notre hôte pour s’en aller, en s’excusant du fait qu’il n’avait
pas vu l’heure. Il m’a demandé de le dire à mes grands-parents avant de
sortir, me laissant en plan. J’ai failli essayer de le retenir, mais mon
grand-père m’a appelé à ce moment et je n’ai pu qu’accepter. Quand il
m’a dit que c’était parce qu’il avait entendu de drôles de bruits dans
les tuyaux et qu’il voulait que je l’aide à déboucher les toilettes,
j’ai failli faire une attaque. J’ai fait en sorte qu’on ne s’en occupe
que plus tard dans la journée, et ça m’a rassuré. Je me suis senti idiot
très longtemps après ça, je me disais que je m'étais laissé
impressionner pour rien. Le jour qui m'a définitivement collé le doute
et a achevé d'imprimer cette histoire profondément dans ma tête a été
celui où on a dû changer les sanitaires à cause d'une fuite du tuyau et
que j'y ai trouvé à l'intérieur des traces d'éraflures qui n'avaient
définitivement pas été causées par le tartre.