La vie de Baile Lutrot pouvait aisément être comparée à un long fleuve tranquille. Il n’avait ni femme, ni enfant, mais cela lui convenait, il n’avait de toute manière jamais été le genre d’homme à faire fondre la gent féminine. Le trentenaire vivait dans un petit appartement en plein centre-ville, ce qui lui permettait de tout avoir à quelques pas de chez lui et de ne pas avoir besoin de se déplacer autrement qu’à pied. En bref, il n’y avait pas vraiment de raison qu’il lui arrive quelque chose de notable, et cela fut vrai jusqu’au jour où il rencontra la peur qui, malgré quelques manières un peu étranges, était une personne tout à fait charmante.
Ce curieux personnage était entré dans sa vie quelques semaines plus tôt, et pourtant Baile avait eu l’impression de le reconnaître comme s’il s’était agi d’un ami de longue date. C’était probablement pour cette raison que l’homme n’avait pas opposé de résistance lorsqu’il avait pénétré son appartement. Cet invité inattendu avait frappé à sa porte, s’était immédiatement présenté comme étant monsieur Zénèdjet et était entré sans attendre de réponse. Avant que le locataire des lieux l’eût vraiment réalisé, ils s’étaient tous deux retrouvés assis autour d’une tasse de café.
« Mais qui êtes-vous donc ? avait demandé Baile, n’arrivant pas à se défaire de son étrange sentiment. Votre visage ne m’est pas inconnu, bien que je n’arrive pas à me rappeler où je l’ai vu, mais je n’avais jamais entendu votre nom auparavant. »
Monsieur Zénèdjet lui avait alors lancé un regard qu’il allait revoir de nombreuses fois par la suite, un regard indescriptible, qui voulait dire à la fois tout et rien, inquiétant mais éveillant une curiosité irrépressible, comme celle que les enfants ont lorsqu’ils ne peuvent s’empêcher de regarder quelque chose d’effrayant alors qu’ils savent très bien qu’ils vont en avoir peur. Ce regard était, comme Baile s’en fit la réflexion plus tard, à l’image de la personne qui s’était assise en face de lui ce jour-là. Cette sensation était si particulière qu’il avait même inventé un adjectif pour s’appliquer à tout ce qui émanait de l’individu : zénèdjien.
Après ce regard qui avait réduit notre homme au mutisme, son interlocuteur lui avait dit d’une voix égale qu’il portait de nombreux autres noms, comme Angustia, Pavorem ou Strach, mais qu’il affectionnait particulièrement celui sous lequel il s’était présenté, car c’était un de ceux qu’il avait porté le plus longtemps. Il avait ajouté que s’il avait l’impression de le connaître sans savoir qui il était, c’était parce qu’il avait toujours été avec lui sans jamais lui montrer son vrai visage, et qu’il avait à présent choisi de se dévoiler parce que Baile avait besoin de lui. Cette affirmation avait rendu ce dernier confus : il ne se rappelait pas avoir sollicité une telle personne pour quoi que ce soit.
« Vous ne m’avez rien demandé, lui avait alors dit monsieur Zénèdjet, comme s’il avait lu ses pensées. Je viens vers vous de mon plein gré, cher ami, car je pense qu’il est nécessaire que vous voyiez le monde tel qu’il est. Vous êtes trop enfermé dans votre vie pour l’avoir remarqué, mais vous vous faites beaucoup d’illusions, et vous percevez la réalité d’un œil mal avisé. Nous allons tâcher d’y remédier. »
Sur ces mots bien mystérieux, l’individu lui avait adressé un sourire, puis s’était levé et avait quitté l’appartement avant que Baile n’ait eu le temps de réaliser pleinement ce qui venait de lui arriver. Le trentenaire était resté quelques minutes à contempler d’un air interdit le siège désormais vide qui se trouvait en face de lui, puis il avait entrepris de ranger les tasses, se disant que ce monsieur n’avait peut être pas toute sa tête et qu’il ne le reverrait de toute façon pas. Néanmoins, il avait entrepris quelques recherches sur internet et, bien qu’il n’eût rien trouvé sur le personnage en lui-même, il avait finit par découvrir que tous ses noms avaient une chose en commun : il s’agissait de termes en idiomes anciens qui étaient à l’origine des mots actuels servant à nommer la peur dans un grand nombre de langues.
À sa grande surprise, monsieur Zénèdjet était bien revenu le jour suivant, ainsi que le jour d’après. En fait, à partir de leur première rencontre, il lui avait rendu visite chaque jour, apportant parfois le repas ou des livres qu’il voulait lui faire découvrir. Les thèmes abordés dans ces ouvrages étaient aussi variés que les visages de l’individu. Une fois, son visiteur avait eu l’apparence d’un homme noir d’un âge avancé, qui lui avait un peu rappelé Nelson Mandela ; une autre, il s’était agi d’un homme d’une vingtaine d’années aux yeux vairons ; une troisième, c’était un petit garçon au visage égyptien qu’il avait trouvé à sa porte. Un observateur extérieur aurait pu penser qu’il s’agissait chaque jour d’une personne différente, et pourtant, Baile le savait instinctivement, c’était toujours la même qui revenait.
Cela se vérifiait toujours dans leurs conversations : qu’il eût pris la forme d’un vieillard, d’un jeune homme ou même d’une femme, l’étrange personnage lui parlait toujours de l’aider à changer sa vie, et pour ce faire, il l’entretenait souvent de choses auxquelles Baile n’avait jamais fait attention. Ce dernier n’en voyait pas bien l’utilité, mais d’un autre côté, il apprenait beaucoup. Lui qui n’aimait pas regarder la télévision et ne lisait jamais le journal, il n’était pas au courant du dixième de ce qui se passait autour de chez lui. Mais après quelques récits à propos de faits divers arrivés à peine deux rues plus loin, l’homme s’était mis à changer sa vision des choses.
Baile avait été particulièrement choqué par l’histoire d’une agression qui s’était déroulée dans la rue où il allait faire ses courses chaque samedi matin, au vu et au su de tous. Deux jeunes avaient poignardé à plusieurs reprises un homme qui rentrait chez lui en scooter afin de lui voler le véhicule, puis s’étaient enfuis. Le monde d’aujourd’hui était décidément complètement fou. Sa vie un peu à l’écart l’avait préservé de bien des soucis. Mais pour cela, elle l’avait aussi maintenu aveugle. Toutes ces histoires avaient fini par le faire songer que, finalement, tout n’arrivait peut être pas qu’aux autres.
Les quelques semaines suivantes se ressemblèrent beaucoup, et pourtant le long fleuve tranquille qu’avait été la vie de Baile semblait s’agiter pour la première fois. À mesure que le trentenaire s’habituait à la présence de monsieur Zénèdjet, il prenait conscience du reste du monde. Il n’était plus enfermé dans sa conception immuable de la vie, et il se rendait compte qu’il avait manqué beaucoup de choses. Au début, il fut reconnaissant à son hôte, car la nouveauté faisait presque pénétrer un brin d’aventure dans la monotonie quotidienne. Cependant, un matin, il se réveilla en réalisant, réellement cette fois, que la peur était entrée dans sa vie.
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Le docteur exerçait son métier à l’hôpital depuis bientôt vingt ans. Cependant, au cours de sa carrière, il n’avait jamais rencontré de cas comme celui qui s’était présenté ce matin brumeux d’avril. Une femme était arrivée accompagnée d’un homme à l’air rêveur et avait commencé une démonstration aux arguments douteux pour essayer de lui faire entendre que son mari avait été subitement frappé par la maladie d’Alzheimer et qu’il fallait qu’il soit pris en charge par le département psychiatrique. Le médecin s’était retenu de remettre la femme à sa place et s’était contenté de lui dire qu’il faudrait faire des examens avant de pouvoir tirer un diagnostic.
Pendant tout ce temps, l’homme n’avait pas eu l’air de comprendre où il avait atterri. Il regardait dans le vide, et remuait ses lèvres comme s’il était en pleine discussion avec quelqu’un. Le docteur avait songé qu’il méritait tout de même son attention, mais il ne se serait jamais imaginé que les examens suivant son admission eussent donné les résultats d’une personne n’ayant ni maladie, ni dommages cérébraux, ni quoi que ce soit qui aurait pu expliquer l’état du patient. La curiosité du praticien avait été piquée au vif, et il s’était mis en tête de découvrir ce qui se cachait derrière cette folie apparente.
Après son transfert au service approprié, le docteur prit l’habitude de rendre visite à l’homme tous les jours, en essayant de le faire réagir de différentes façons. Il semblait comprendre quand on lui parlait, mais la conversation était alors la plupart du temps replacée dans un contexte totalement différent de celui où il se trouvait, et cela le menait parfois à des conclusions erronées. Le fait qu’il se trouvait dans un hôpital lui échappait visiblement, cependant cela ne posait pas beaucoup de problèmes au niveau de sa sécurité, car il se montrait toujours réticent à sortir de sa chambre. En revanche, il était difficile de lui faire passer des tests qui devaient être pratiqués dans un autre endroit du bâtiment. Le médecin comprit rapidement que la manière la plus simple de procéder était de se synchroniser avec ses « sorties » volontaires.
La décision de tester diverses substances sur lui fut prise quelques temps plus tard, devant l’impossibilité de trouver une cause précise à cette altération de sa santé mentale. En l’absence de lésions cérébrales, les médicaments utilisés pour lutter contre la maladie d’Alzheimer se montrèrent absolument inutiles. Quelques cachets aux noms exotiques comme Zyprexa ou Risperdal, utilisés pour des patients schizophrènes, furent les suivants sur le banc d’essai, mais n’eurent pas plus de succès. Il s’avéra en fait rapidement qu’aucun traitement n’avait le moindre effet. Si le docteur voulait vraiment résoudre cette énigme médicale, il allait devoir déployer des trésors d’imagination.
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Le matin où cette réflexion vint à l’esprit de Baile, il songea également que continuer ses entrevues avec monsieur Zénèdjet n’était peut être pas une si bonne idée. Cet individu lui avait montré des choses qu’il ne voulait pas voir, et sans lesquelles il avait très bien réussi à vivre jusqu’à ce jour. Aussi, lorsqu’il entendit que l’on toquait à sa porte, il se dissimula dans un placard en essayant de faire le moins de bruit possible. Comme la porte d’entrée s’ouvrit, il se sentit idiot d’avoir oublié de verrouiller. Passer à côté de quelque chose d’aussi basique était-il vraiment possible ?
L’invité indésirable ne mit pas longtemps à découvrir sa cachette et sembla surpris de le retrouver au milieu de ses vêtements. Il portait aujourd’hui le visage sévère d’un homme ayant dépassé la cinquantaine. Toutefois, au soulagement du trentenaire, il ne fit aucune remarque sur le lieu inhabituel dans lequel il se trouvait et se contenta d’engager la conversation comme si de rien n’était, prenant son air zénèdjien habituel. La nuit lui avait en effet apporté une idée qu’il trouvait absolument fabuleuse et qu’il voulait essayer immédiatement. Et, sans attendre la réponse de Baile, il referma la porte du placard et l’enferma à double tour, le coinçant ainsi dans un espace exigu et obscur, du fait que l’interrupteur se trouvait au dehors.
L’homme réagit au quart de tour et se mit à tambouriner la porte avec force. Il était claustrophobe et ne manqua pas de le faire savoir haut et fort à travers le bois. Cependant, monsieur Zénèdjet refusa de le libérer et lui assura que s’il se calmait, qu’il fermait les yeux et essayait d’imaginer le monde, il sortirait transformé de cette expérience. Cela ne sonnait que comme un tissu d’idioties aux oreilles du pauvre homme qui s’acharnait à tenter de se libérer, terrorisé.
Heureusement pour lui, la porte du placard n’était pas assez solide pour résister bien longtemps, et elle céda au bout de quelques minutes. Un Baile Lutrot écarlate sortit en furie de la petite pièce et saisit par le col l’initiateur de cette expérience stupide. Son intuition matinale ne l’avait pas trompé, il fallait que cet homme débarrasse le plancher au plus vite et le laisse poursuivre sa vie tranquillement.
« Soyez très attentif à ce que je vais dire, monsieur la peur, ou je ne sais pas comment je dois vous appeler au juste, car je ne vais pas le répéter. J’ai trouvé nos petites rencontres très instructives, mais je pense qu’il est temps que cela cesse. Je ne sais pas pour qui vous vous prenez à vouloir me libérer de ma vie, comme vous dites, mais sachez que maintenant, c’est terminé ! Je pourrais porter plainte pour ce que vous venez de faire ! Alors, sortez de chez moi, et n’y remettez plus les pieds ! »
Aussitôt que ces paroles furent prononcées, l’atmosphère de la pièce sembla se refroidir. Le vieux visage qu’il avait en face de lui perdit son air zénèdjien et lui lança un regard glacial. Quelque chose en lui était devenu différent. La lumière dans la pièce, qui provenait pourtant des fenêtres, se mit à vaciller comme la flamme d’une bougie. En fait, la réalité entière semblait se tordre autour de l’individu effrayant, qui lui donnait l’impression de se faire marteler dans le sol par son seul regard. Dans ses yeux, Baile vit se refléter ses peurs les plus anciennes, de celles qui le suivaient encore aujourd’hui jusqu’à celles qu’il avait eu étant enfant. Il le voyait désormais clairement : monsieur Zénèdjet était la peur.
Mais au moment où le trentenaire pensa que sa dernière heure avait sonné, tout ce qui se trouvait autour de lui reprit une apparence normale, son invité importun tourna simplement les talons, et il sortit de l’appartement sans demander son reste. Au moment où il passa le seuil de la porte, une voix effrayante tonna dans l’appartement : « Sachez, très cher ami, que je ne me laisse commander par personne, et que quoi que vous fassiez, je serai toujours là ! » À partir de ce jour, il cessa de rendre visite à Baile, qui espéra avoir enfin obtenu la paix. Cependant, il dut se rendre à l’évidence, rien ne fut plus jamais comme avant.
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Face à l’inefficacité des techniques conventionnelles, le docteur finit par songer qu’il lui faudrait improviser un peu. Pour être sûr de ne pas faire de mal au patient, ses signes vitaux devraient être surveillés, et l’effet des expériences pourraient, avec un peu de chance, être visible sur un électroencéphalogramme. Cependant, le destin semblait être contre lui, car à peine eut-il décidé de la première expérience à faire que l’état du malade se dégrada brutalement.
Cela se produisit alors qu’il était venu le chercher dans sa chambre, afin de lui faire passer quelques examens pour être sûr qu’il était apte à recevoir un nouveau traitement. L’ascenseur qui devait les mener au service approprié tomba en panne sans crier gare, alors que le docteur et son patient se trouvaient à l’intérieur. Ce dernier, qui ne semblait d’habitude pas vraiment remarquer le monde extérieur, entra soudainement dans un accès de rage et s’acharna violemment contre la porte en hurlant, paraissant persuadé qu’il avait été enfermé à dessein. La neutralité que son visage arborait quelques minutes auparavant avait laissé place à une expression de terreur intense.
Cette situation avait de quoi être effrayante. L’homme avait l’air d’être entré dans une sorte de transe et ne se préoccupait pas des dommages qu’il risquait de causer à son propre corps. Ses phalanges devinrent rapidement rouges à cause des coups répétés portés au métal, mais la douleur n’avait pas l’air de l’affecter d’une quelconque manière. Ses cris étaient pour la plupart inintelligibles, et ceux dans lesquels le médecin arrivait à reconnaître des mots n’avaient aucun sens, ou alors il échappait au praticien. Ce dernier restait un peu en retrait, par précaution. Rien ne disait qu’il n’allait pas se retourner contre le médecin et le blesser sérieusement.
Toutefois, malgré le caractère critique du moment, le docteur fut très intéressé par les réactions de son patient, car c’était la première fois qu’il en montrait autant. Il conclut rapidement que, comme il l’avait supposé plus tôt, ses actes obéissaient à une logique qui ne devait pas être très différente de la normale. En fait, il se pouvait même, contrairement à ce qu’il avait cru depuis le début, que la raison de l’étrangeté de son comportement résidât dans une perturbation des sens plutôt que dans une mauvaise interprétation du système nerveux.
Sa curiosité prenant lentement le dessus sur la crainte pour son intégrité, il décida d’essayer de lui parler. L’homme furieux semblait l’entendre, mais il ne cessa pas pour autant sa démonstration de violence contre la porte de l’ascenseur. Sa rage avait l’air dirigée contre quelque chose se trouvant à l’extérieur. Que ce fussent les paroles du médecin ou d’autres choses dont il n’avait pas idée qui attisassent sa colère, une chose était certaine, il avait perçu le son de manière erronée, et il devait en être ainsi pour ses autres sens. Cette révélation soudaine laissait apercevoir des perspectives excitantes. Peut être que la solution se révélerait tout aussi évidente après une révision poussée du diagnostic initial !
Mais lorsque la panne fut résolue et qu’ils purent enfin sortir, le patient entra dans un état de panique intense qui dura quelques minutes, pendant lesquelles il fut tétanisé et ne fit pas le moindre mouvement, puis son visage se détendit tandis qu’il coupait visiblement tout contact avec la réalité, et ce pour de bon. Peu importe la manière dont on essaya de le stimuler, son visage resta de marbre et il ne prononça plus un mot. Les examens qu’il subit par la suite montrèrent une dégradation lente mais sûre de ses ondes cérébrales. Son cas devenait réellement préoccupant.
Cependant, le docteur n’avait aucune idée de comment il était censé le faire sortir de son nouvel état végétatif. Il s’était senti si près du but dans cet ascenseur, comme si le monde avait commencé à lui dévoiler ses secrets. De manière ironique, c’était l’enfermement dans cette cage d’acier qui lui avait ouvert de nouveaux horizons. Et maintenant qu’il en était sorti, il se trouvait complètement bloqué. Les traitements médicamenteux n’avaient toujours pas d’effet, et il ne pouvait rien tenter d’autre sans le sortir de sa chambre, ce qui s’avéra presque impossible. Le patient lui-même semblait s’opposer à sa propre guérison. Le médecin fut désespéré. Il se sentait impuissant.
*****
Les jours suivants parurent terriblement vides à Baile. Cela devait être en partie lié au fait que les visites de monsieur Zénèdjet avaient été ses seules fenêtres sur le monde extérieur et qu’il n’en obtenait donc plus vraiment de nouvelles depuis qu’il était sorti de sa vie, mais il sentait que ce n’était pas la seule raison. Son environnement immédiat avait l’air d’être dans l’attente de quelque chose. L’atmosphère qui régnait chez lui était restée aussi froide qu’au moment où son visiteur était parti, et il ne pouvait s’empêcher de se sentir en permanence angoissé. Ironiquement, il lui semblait que s’il avait réussi à chasser la peur de chez lui, cela n’avait été que pour qu’elle s’installe profondément dans son cœur.
En revanche, s’il ne constatait plus aucune manifestation de ce qui se passait à l’extérieur de son appartement, pour ce qui était de l’intérieur, la situation était bien différente. D’une certaine manière, l’insécurité qui régnait au dehors avait pénétré les murs de la forteresse auparavant imprenable que l’homme s’était constituée. Il se sentait souvent épié, même lorsqu’il fermait ses rideaux. C’était comme si l’habitation elle-même l’observait, comme si elle était devenue les yeux de monsieur Zénèdjet, car cela ne pouvait être le fait de personne d’autre que lui. Tout ce qui avait changé chez lui était forcément de son fait, il en était persuadé. Il avait vu dans ses yeux toutes les choses effrayantes qui menaçaient de s’abattra sur lui. Et il ne pouvait rien faire pour empêcher son logement de devenir la poigne ultime dans laquelle la peur l’enserrait.
Les objets qui peuplaient son appartement prenaient parfois des formes étranges, hideuses. Tandis que le soleil avançait dans sa course vers la nuit, leurs ombres se mouvaient sur les murs et le sol, à la manière de serpents visqueux ondulant vers leur proie sans défense. Chaque bruit faisait sursauter le pauvre homme, et il avait l’impression d’entendre sans arrêt la respiration de quelqu’un dans son dos, alors qu’il savait très bien qu’il était seul. Baile Lutrot avait commencé à perdre la raison bien avant de s’en rendre compte. C’est seulement lorsque les hallucinations commencèrent qu’il comprit qu’il était lui-même en train de subir l’influence néfaste de cette atmosphère dans laquelle il était plongé.
Il avait souvent la certitude de voir quelque chose ou quelqu’un du coin de l’œil, et ne se sentait plus en sécurité dans sa propre chambre. Parfois, quand il passait le seuil d’une pièce, il se voyait subitement dans une chambre d’hôpital, avant que le décor habituel ne réapparaisse lentement. Le plus angoissant, c’était lorsque les choses bougeaient d’elles-mêmes. Il lui arrivait de temps à autre de fermer une porte et de la retrouver ouverte lorsqu’il revenait, ou le contraire. Un soir, il était à peine entré dans sa cuisine que la porte derrière lui avait claqué sans qu’il ne la touche. Il y avait aussi le lit qu’il retrouvait fait alors qu’il n’y touchait pas en se levant, mais ce dernier point n’était pas le plus ennuyant.
Il y avait toutefois pire que ce qu’il voyait. Ce qui le terrifiait le plus, et cela depuis qu’il était petit, c’étaient les sons dont il ne connaissait pas la provenance. C’était entre autres choses pour cela qu’il ne voulait pas vivre à la campagne : les maisons produisaient trop de craquements à son goût. Cependant, à ce moment, il se serait presque réjoui d’entendre un ou deux grincements, car cela aurait été les premiers sons « normaux » dans son appartement depuis un moment. En effet, des voix se faisaient souvent entendre au beau milieu de chez lui, tantôt seules, tantôt à plusieurs, le plus souvent discutant de choses qu’il ne comprenait pas. Curieusement, il avait parfois l’impression qu’elles s’adressaient à lui. Et cette sensation de plus en plus omniprésente qu’on le surveillait en permanence… Il ne manquait plus que des rires d’enfant pour que l’horreur de son quotidien atteigne son paroxysme.
Tout cela, c’était de la faute de monsieur Zénèdjet. Dés qu’il était entré dans sa vie, tout avait commencé à devenir étrange. La peur avait commencé à s’infiltrer dans sa vie depuis l’extérieur à mesure qu’il découvrait ce qui se passe en dehors de son logement, et maintenant qu’il souhaitait la bannir de sa vie, elle s’ancrait au lieu dans lequel il se sentait d’ordinaire le plus en sécurité. Elle s’accrochait à lui, telle un parasite se nourrissant de son énergie vitale. Et si c’était cela, la véritable nature du personnage qui s’était introduit dans sa vie ? Un parasite. Ou un virus. Il n’arrivait pas bien à saisir ce qu’il était réellement, mais ce dont il était certain, c’est qu’il ne pouvait avoir été motivé que par des desseins diaboliques. Il avait ruiné son existence qui, auparavant, avait été si calme, dénuée du moindre souci. S’il le revoyait, il lui ferait payer. Il le méritait. Qu’il soit la peur ou non, ça n’avait aucune importance. Lorsqu’un virus infecte un corps sain, la seule chose à faire, c’est l’éliminer au plus vite.
Comme si le destin avait choisi de lui accorder ce souhait, au moment où il voulut se rendre dans sa chambre, il se retrouva une fois de plus dans cette froide chambre d’hôpital qu’il voyait de plus en plus souvent. Toutefois, cette fois-ci, elle ne disparut pas au bout de quelques secondes, et il vit que quelqu’un se tenait devant lui. Comme ses yeux s’habituaient au changement de luminosité, il reconnut son ancien visiteur. L’individu avait gardé le même visage que la fois précédente et arborait une mine soucieuse, absorbé par ce qui était écrit sur le bloc qu’il tenait à la main. Lorsqu’il remarqua que Baile était en face de lui et le fixait, son visage sembla se rallumer.
« Monsieur Lutrot, est-ce que vous m’entendez ? »
Cette question était stupide. Croyait-il qu’il était devenu sourd depuis la dernière fois ?
« Bien sûr que je vous entends, est-ce que j’ai l’air d’avoir des problèmes d’audition ? Ça faisait partie de votre plan, ça aussi ? »
Monsieur Zénèdjet fronça les sourcils. Il avait l’air de ne pas vraiment comprendre ce qu’il insinuait. Quelque chose en lui était différent de la fois précédente. Entre autres, c’était bien la première fois qu’il l’appelait par son nom de famille !
« Calmez-vous, monsieur Lutrot. Personne ne veut vous faire du mal ici. Vous êtes à l’hôpital car votre épouse a pensé que vous souffriez de la maladie d’Alzheimer, mais nous avons vite découvert que vous étiez comme complètement déconnecté de notre réalité…
- Arrêtez immédiatement votre baratin, vociféra Baile, furieux qu’il essaie une fois de plus de l’embobiner. Je n’ai pas de femme, vous le savez très bien ! C’est vous qui êtes venu dans mon appartement il y a de cela bientôt trois mois ! Et depuis ce moment, ma vie est devenue un enfer ! Je ne dors plus la nuit à cause des images qui s’imposent à mes yeux et des voix qui me poursuivent jusque dans mon lit ! Tout cela, c’est de votre faute ! Et vous allez payer… »
Son interlocuteur commença à reculer, l’air effrayé, tandis que l’homme s’avançait avec une lueur démente dans le regard. S’il l’éliminait, tout allait redevenir normal, il en était certain. Plus d’hallucination, plus d’impression d’être observé, plus d’évènement bizarre dans sa vie. Il allait retrouver son appartement douillet tel qu’il était plusieurs semaines auparavant et reprendre son existence paisible, loin de la peur, loin de la folie du monde contemporain. Baile était presque arrivé à sa hauteur lorsqu’il vit quelque chose qui le stoppa net : monsieur Zénèdjet venait d’apparaître devant une fenêtre à sa gauche.
Il regarda le premier, puis le second, et cligna des yeux, pensant qu’il s’agissait d’une hallucination supplémentaire. Ils étaient absolument identiques, et pourtant celui qui venait d’entrer portait en lui cet air zénèdjien que l’autre n’avait pas. Le trentenaire était confus. Est-ce qu’ils étaient tous deux réels ? Ou est-ce que le premier n’avait été qu’un produit de son imagination ? À moins que ce ne soit encore le fait de son ennemi. Lorsqu’il le regarda une nouvelle fois, le nouveau monsieur Zénèdjet lui sourit avec son regard habituel. La scène paraissait l’amuser.
« Vous semblez bien troublé, cher ami. N’arrivez-vous pas à faire la différence entre le vrai et le faux ? »
Il se moquait ouvertement de lui. Pas de doute, c’était bien lui le vrai, l’autre n’était rien de plus qu’un mirage.
« Depuis le début, vous étiez contre moi. Vous êtes venu chez moi en m’assurant que vous vouliez me libérer de ma vie, et tout ce que vous avez fait, c’est la transformer en torture !
– Je n’ai jamais dit que ce serait agréable. Mais vous libérer a toujours été mon souhait le plus cher. Et aujourd’hui, je suis plus proche de mon but que je ne l’ai jamais été. Voyez autour de vous ! Les illusions se dissipent… »
Tandis qu’il parlait, la chambre d’hôpital se faisait plus nette. Le premier monsieur Zénèdjet regardait le trentenaire d’un air interloqué. Derrière lui, un couloir très animé menant à d’autres chambres se dessinait. Des infirmières affairées passaient de temps en temps sans faire attention à la scène. À travers les fenêtres, on pouvait apercevoir de grands bâtiments et même une route où transitaient beaucoup de véhicules. Le ciel était gris, et quelques gouttes s’écrasaient sur les vitres de temps à autres. Au loin, une grande tour au sommet de laquelle se trouvait une horloge gigantesque montrait le temps qui passait. Il était treize heures.
Baile n’en revenait pas. Ça ne pouvait être qu’une hallucination supplémentaire, quelques minutes plus tôt, il se trouvait encore chez lui. Pourtant, tout avait l’air bien réel. Et maintenant qu’il y repensait, il n’avait jamais vu grand-chose en dehors de son appartement, alors qu’une grande ville est censée être très animée. Est-ce que c’était cela, la réalité ? Est-ce qu’il était juste fou et avait oublié ce qu’était la vraie vie ? Monsieur Zénèdjet avait-il vraiment voulu le sortir de là ?
Toutefois, un détail troublait tout le tableau. En effet, le premier monsieur Zénèdjet ne semblait pas voir le second. Si ce qu’il voyait était vraiment la réalité, il aurait dû pouvoir le voir, car ce personnage était bien réel, il en avait la certitude. Il l’avait touché. Les livres qu’il lui avait donné n’avaient tout de même pas pu voler jusqu’à lui ! C’était donc évident, il s’agissait d’une autre facétie de ce monstre. Baile décida que ce serait son ultime. Il était temps de retrouver sa vie paisible.
Sans crier gare, l’homme fonça vers la fenêtre et voulut pousser violemment son ennemi. Cependant, il ne sentit aucune résistance lorsque ses mains se posèrent sur lui, comme si l’individu n’avait été constitué que de vide, et, à cause de l’élan, il ne put s’arrêter pour éviter de percuter la vitre qui se brisa sous son poids. Avant même qu’il n’en prenne conscience, son destin fut scellé. Le poids de son corps l’attirait irrésistiblement vers le sol de ce monde gris, de cette réalité qui avait été cachée à ses yeux jusqu’à il y a si peu de temps. Au final, cela avait-il été une si mauvaise chose de vivre dans une illusion ? Au moins, le soleil n’avait jamais été caché par des nuages de fumée et personne ne s’était fait assassiner rien que pour voler un scooter. Dans quelques secondes, il allait l’embrasser, cette réalité dure comme le béton qui recouvrait la terre et se rapprochait dangereusement. Il se consola en se disant qu’au moins, il emmenait son ennemi avec lui.
Tandis qu’ils tombaient, au grand désarroi de Baile, monsieur Zénèdjet lui adressa un large sourire et disparut, tel une ombre s’éclipsant devant un rayon de soleil. Ce satané démon avait trouvé un moyen d’échapper à son funeste destin. Peut être devait-il en être ainsi. Au final, depuis le début, peut être même que ça avait été lui, l’hallucination. Une chimère qu’il avait gardée depuis son enfance et qu’il avait poursuivie sans en deviner la nature. Le bon côté des choses, c’est qu’il ne l’importunerait plus jamais. Avant qu’il n’atteigne le sol, Baile entendit la voix de son mortel invité lui murmurer quelques mots à l’oreille.
« Félicitation, mon cher ami. Vous êtes libre. »
*****
Le docteur resta immobile et silencieux pendant un long moment, n’arrivant pas à intégrer ce qu’il venait de voir. Son patient avait enfin eu l’air de se réveiller, et même s’il avait manifesté des signes d’agressivité, il avait pleinement repris pied dans la réalité. Mais il avait fallu que tout aille de travers. Il s’était soudainement adressé à quelqu’un que le médecin ne pouvait voir avant de se défenestrer sans laisser le temps à quiconque de l’arrêter. Ce suicide était totalement inattendu et le mettait dans une situation délicate. Non seulement il ne découvrirait jamais ce qui lui était arrivé, mais en plus de cela le décès du trentenaire le laissait avec la lourde responsabilité de téléphoner à sa désormais veuve pour lui annoncer la nouvelle.
La tâche fut rude. En vingt ans de carrière, cette nécessité s’était déjà présentée, mais pas dans des circonstances aussi dramatiques. La veuve du défunt pleura beaucoup, se lamentant sur le fait que son mari ne méritait pas une fin aussi horrible, qu’il avait encore toute la vie devant lui et qu’il n’avait pas eu le temps de rédiger son testament. Après s’être calmée, elle invita le médecin à prendre un café, probablement pour pouvoir parler à quelqu’un, mais ce dernier déclina l’offre, ne se sentant pas en mesure de réconforter qui que ce soit. L’évènement laissa une profonde marque en lui, le rendant incertain sur sa capacité à soigner les gens. Il finit par démissionner, complètement déprimé.
Il resta chez lui quelques temps à broyer du noir. Il s’en voulait de ne pas avoir prévu l’instabilité mentale suivant le réveil du patient, et se sentit longtemps responsable de ce qui était arrivé. Le fait qu’il n’avait même pas réussi à trouver de quoi il avait souffert n’aidait en rien. L’ex-praticien passa de nombreuses soirées au fond de son verre à se repasser les évènements qui avaient suivi son admission dans son service. Le moment sur lequel il bloquait était le jour où ils s’étaient retrouvés enfermés dans l’ascenseur. Aucune explication rationnelle ne pouvait expliquer la terreur dont monsieur Lutrot avait été frappé lorsqu’ils avaient été libérés, pas plus que la lente dégradation de son état cérébral précédant son réveil inattendu.
Le docteur finit par penser qu’il n’y avait pas d’explication qu’il soit en mesure de trouver ou même de comprendre. Peut être avait-ce simplement été un signe du destin pour lui faire comprendre qu’il lui fallait changer de vie, se libérer de la monotonie quotidienne et chercher du renouveau. Les évènements tendirent à favoriser cette hypothèse. Un jour, il aperçut par hasard la veuve de son patient au bras d’un homme à l’allure très aisée. Lorsqu’elle le vit à son tour, elle détourna le regard et le couple disparu au tournant d’une rue. Cela fut pour lui le signe que la vie avait suivi son cours, et qu’il était temps que lui aussi passe à autre chose. Il se remit dès le lendemain en quête de travail.
Les recherches furent toutefois un peu difficiles au début, notamment à cause de son âge. L’hôpital ne l’attirait plus, bien qu’il y passât de temps en temps pour prendre des nouvelles de ses anciens collègues. Ces derniers étaient tristes de ne plus travailler avec lui, et avaient de nombreuses fois essayé de le faire revenir sur sa décision, mettant tout en œuvre pour le faire relativiser. Mais ça avait été peine perdue. Le médecin préférait continuer à exercer dans un endroit plus calme. De toute manière, il vieillissait, il aurait bientôt été temps de songer à une reconversion. Il songea à ouvrir un cabinet privé, et l’idée se révéla finalement être très bonne. L’année suivante, il était devenu un médecin très apprécié dans le quartier et recevait beaucoup de visites, ce qui lui redonna confiance en ses capacités.
La seule chose qui lui manqua dans cette vie était un peu de compagnie. C’est pourquoi il décida d’engager une secrétaire pour l’aider dans ses tâches administratives. De plus, lorsqu’il n’était pas en consultation, il pouvait discuter un peu avec elle, ce qui lui permettait de tromper l’ennui. Elle aimait beaucoup lire, tout comme le médecin, et il leur arrivait donc de s’entretenir entre deux rendez-vous sur certaines de leurs lectures communes. Ils s’échangeaient aussi beaucoup d’ouvrages de tous types, des recueils de nouvelles, des biographies, des romans pour se faire peur ou encore d’épais volumes sur des sujets divers et variés.
C’est ainsi qu’un soir, s’apprêtant à quitter les lieux, il la retrouva plongée dans un ouvrage à propos de l’Égypte antique. Il se rappelait avoir parcouru ces pages avidement quelques années auparavant, et s’être même brièvement intéressé aux hiéroglyphes. Une discussion sur ce livre aurait probablement été intéressante. Cependant, la journée ayant été longue, il souhaitait rentrer au plus vite, et se contenta donc de la prévenir qu’elle pouvait partir. La secrétaire lui sourit et referma son livre, commençant à se lever, puis elle parut soudain se rappeler de quelque chose et chercha frénétiquement dans les papiers éparpillés sur son bureau.
« Quelqu’un a appelé aujourd’hui, et a demandé à vous rencontrer. Il ne voulait pas de consultation, cela dit…
– Vous a-t-il donné son nom ? demanda le docteur, intrigué.
– J’ai noté son nom quelque part… ah ! le voilà ! s’exclama-t-elle, mettant la main sur un petit post-it. Il a dit qu’il s’appelait monsieur Zénèdjet. »
Commentaires
Super histoire!!
Vraiment une super histoire!!!!!
Bien mystérieuse et très bien construite/racontée!!!
Félicitations à toi Magnosa!!