Comment en étaient-ils arrivés là ? La voiture était retournée, dans le fossé. Le moteur tournait encore. Ulrich avait été éjecté quelques mètres plus loin, dans la boue. Il avait été sonné quelques minutes, mais la pluie qui tombait drue et la douleur qui parcourait tout son corps l’avaient complètement réveillé. Près de la voiture, une silhouette d’homme se profilait et s’approchait lentement. Ulrich tenta de distinguer de qui il s’agissait, mais la pluie troublait sa vision. Il voulut se relever, mais ses jambes ne purent le porter. Il se mit à ramper dans les flaques d’eau boueuses, se rapprochant comme il pouvait du véhicule. Au fur et à mesure qu’il s’approchait, il arrivait à distinguer plus de détails. Les vitres latérales avaient explosé, le pare-brise était fissuré de long en large, les roues du coté droit étaient tordues, le pare-choc et les bas-de-caisses étaient complètement défoncés. Le regard du jeune homme se porta sur l’homme qui arrivait et il reconnut un chapeau haut-de-forme…
Le réveil sonna bruyamment. Ulrich laissa tomber lourdement sa main dessus, émergeant du sommeil. Six heures. Il était temps de se préparer pour l’université. Cette nuit, il avait rêvé de patates et de lard qui avaient envahi les rues de Tours, et il en avait profité pour faire une raclette géante, après quoi des marshmallows multicolores avaient pris des habitants en otage mais il s’était saisi de broches et les avait fait flamber pour les manger, et ensuite il était arrivé dans le royaume des champignons et il avait dû sauver une blonde habillée en rose avec une couronne enlevée par une tortue qui crache du feu, avec l’aide d’un plombier nain moustachu qui prenait une taille normale quand il mangeait des champignons rouge et blanc avec des yeux pour gagner un tuyau d’arrosage qu’il devait ramener à sa mère, et finalement il s’était réveillé.
Le jeune homme de dix-neuf ans cligna des yeux et se leva difficilement, laissant à regrets sa couverture et son oreiller qu’il entendait presque lui crier « Reviens !!! »Il prit une douche de vingt minutes, enfila un T-shirt et un jean, avala un bol de céréales, attrapa ses affaires de cours et quitta son appartement, en verrouillant derrière lui. Il vivait juste à coté de l’université François Rabelais, dans un logement du CROUS, ainsi il pouvait y aller à pied. Ce matin, il y allait une heure plus tôt, car il avait à organiser avec quatre de ses amis leur après-midi. Les cours étant suspendus à partir de quatorze heures, ils avaient pris le parti d’aller dans une fête foraine qui s’était installée vingt jours plus tôt dans un village voisin. Ils devaient encore déterminer l’heure à laquelle ils se retrouveraient, le moyen de transport et l’heure approximative à laquelle ils rentreraient.
Il fut arrivé à six heures cinquante-sept. Mélanie était déjà arrivée. Depuis qu’il la connaissait, Ulrich ne l’avait jamais vue arriver en retard, et se demandait bien comment elle faisait. Ils se connaissaient depuis la primaire. Elle était de taille moyenne, avait la peau légèrement hâlée, les cheveux noirs ondulés, les yeux noirs et de belles formes. Mentalement, la jeune fille de dix-huit ans était très sérieuse, curieuse du monde et en même temps plongée dans son propre monde, perdant parfois pied avec la réalité. C’était une forme d’autisme, bien que ce ne soit pas sévère. Ulrich n’aimait pas beaucoup cette facette de sa personnalité, car il arrivait souvent que, lors d’une conversation, elle lâche complètement le fil pendant un moment et revienne quelques minutes plus tard avec un sujet qui n’avait rien à voir. Cependant, il l’appréciait malgré ses petits défauts, car elle n’abandonnait pas ses amis, et sa façon de réagir l’amenait souvent à des réactions simples qui aidaient bien plus que le ressassement des évènements. Sa bizarrerie en rebutait plus d’un, mais Ulrich en avait l’habitude.
Comme à son habitude, elle ne regarda même pas son ami venir vers elle, et ne le gratifia d’un « bonjour »neutre que lorsqu’il fut à deux mètres, sans détacher son regard du ciel. Il lui répondit et prononça quelques banalités, mais il s’aperçut bien vite qu’elle ne l’écoutait pas. Elle était plongée dans un de ses songes éveillés. Cinq minutes plus tard arrivèrent Aurélien et Émilie. Ils étaient toujours ensemble, dernièrement. Nul doute qu’ils finiraient ensemble un jour ou l’autre. Aurélien était grand, blond bouclé aux yeux verts, le visage fin, athlétique. Il avait toujours un sourire sur les lèvres et ne se prenait pas au sérieux. Émilie, quant à elle, était un peu plus petite que Mélanie, ses cheveux châtains et droits tombaient un peu en-dessous de ses épaules, ses yeux étaient marron clair, presque jaunes, elle avait le visage ovale, et était assez fine. Lorsqu’ils arrivèrent, donc, ils riaient ensemble, ils saluèrent de bon cœur Ulrich et Mélanie avant de repartir dans leur conversation.
Blanche se montra une minute à peine plus tard. Dernière, comme d’habitude, mais elle n’en avait cure. Blanche était de nature excentrique, aimant mélanger les vêtements de différents styles. Aujourd’hui, elle portait une jupe à froufrous noirs et rouges, avec des collants rayés violet et noir, des ballerines rouges à poids blancs et un haut violet à décolleté plongeant attirant le regard sur ses forts atouts naturels. Ce genre d’assortiment lui valait souvent des insultes, mais elle n’écoutait pas, ou s’en amusait. Blanche était rarement affectée par le point de vue des autres. La jeune fille était à peu près aussi grande qu’Ulrich, blonde aux yeux bleu foncé, maquillée savamment, le visage fin encadré par ses longs cheveux. Elle salua tout le monde haut et fort, et sauta sur Mélanie. Elle aimait bien l’embêter, car elle ne comprenait pas son comportement, ce qui était d’ailleurs réciproque.
Les deux filles se retrouvèrent au sol. Mélanie se releva la première, se replaçant là où elle se tenait avant la chute, et ne fit rien d’autre que de gratifier Blanche d’un « idiote » sur un ton aussi neutre que celui duquel elle avait salué les autres. Cette dernière la regarda et lui dit « T’es pas drôle ! »Cependant, elle riait. Elle riait tout le temps, pour tout, pour rien. Incompréhensible. Ulrich les regarda d’un air dubitatif, puis il se rappela de la raison pour laquelle ils étaient là si tôt et prit la parole :
« Bon, maintenant que tout le monde est là, faudrait voir comment on fait cet aprèm…
-Ben Mélanie conduit, vu qu’elle a eu son permis y a pas longtemps ça lui fera une occasion de se rendre utile, et puis on est sûr qu’elle roulera pas sous cocaïne…
-T’insinue quoi, là, Blanche ?! râla Aurélien.
- Je n’ai visé personne, si tu te sens concerné ce n’est pas de ma faute, répondit Blanche entre deux éclats de rire.
- C’est bon, intervint Ulrich, je conduirais si elle ne veut pas, de toute façon c’est pas le plus important, surtout il faut savoir à quelle heure on y va, à quelle heure on s’en va et combien on emmène…
- Combien on emmène pour quoi ? l’interrompit Aurélien.
- La fête foraine c’est pas gratos…
- Oh, fais chier !...
- Les attractions les plus chères sont à 4€ il me semble. Si on prend 50€ chacun, on devrait passer une bonne après-midi. En y allant pour quinze heures et en repartant vers dix-huit heures, ou avant si on en a marre, on aura le temps de faire ce qu’on veut. Ça vous va ? »
Les autres répondirent tous par un vague « ouais ouais ». Ce fut finalement plus simple et plus rapide que ce qu’ils avaient pensé, il était à peine sept heures et quart lorsque la discussion prit fin. Ils se séparèrent alors, Aurélien avec Blanche et Émilie, Ulrich avec Mélanie. Ces derniers allèrent à la bibliothèque universitaire pour travailler un peu leurs cours avant de s’y rendre. Enfin, Mélanie travailla pendant qu’Ulrich dormit sur son livre. La matinée se déroula tranquillement, les cours s’interrompirent à l’heure prévue. Le petit groupe se rejoignit au parking où la voiture d’Ulrich était garée, et quelques minutes plus tard ils étaient partis pour Vallères, le village où se trouvait la fameuse fête foraine.
Elle fut toutefois plus difficile à trouver que prévu, car elle ne se trouvait pas dans le village même, mais à un kilomètre de la sortie sud, dans la campagne. Cependant, ils réussirent à arriver avant quinze heures dix, prenant peu de retard sur leurs prévisions, et, une fois la voiture garée, coururent vers les attractions comme des enfants. Cela faisait des mois qu’ils n’avaient pas eu d’occasion comme celle-là de s’amuser. Ils passèrent aux auto-tamponneuses, au tir à la carabine, à la centrifugeuse. Ils firent le train fantôme, le marteau et la grande roue. Ils se payèrent plusieurs tours d’attractions à sensations fortes, avant de faire une pause et de prendre des boissons à un stand. Émilie avait envie de vomir à force de tourner.
Il devait être seize heures trente lorsqu’ils revinrent en quête d’une attraction qu’ils n’avaient pas encore faite. Lorsqu’ils passèrent devant les manèges du bout du terrain occupé, une voix les arrêta :
« Approchez, jeune gens, venez ! »
Ils ne voyaient pas qui s’adressait à eux, mais comme la voix se faisait insistante, ils s’approchèrent de l’attraction d’où elle semblait provenir. Un singulier individu en sorti : un personnage grand et mince, avec un chapeau haut-de-forme sur lequel se trouvait un bandeau rouge avec un petit nœud, un costume noir avec des manches blanches, une chemise blanche, un pantalon noir et une cravate rouge sombre, des cheveux mi-longs, extrêmement fins et raides, et un visage – ou peut être un masque, c’était difficile de faire la différence – d’un blanc morbide, avec ce qui semblait être deux trous blancs en guise d’yeux, un trait noir verticale commençant en-dessous, entre le nez et les pommettes, s’interrompant au niveau des orifices puis réapparaissant juste au-dessus et allant disparaitre sous sa mèche frontale. Et un sourire étrange, en croissant parfait, vraisemblablement dessiné car pour toute lèvre y avait-il un trait noir aussi fin que celui délimitant des dents triangulaires qui coïncidaient parfaitement. Il avait un peu l’air d’un clown. Le tout pouvait ou paraitre grotesque, ou inquiétant. Lorsqu’il s’exprima de nouveau, le visage ne bougea pas, aussi les jeunes conclurent qu’il portait bien un masque.
« Bonjour messieurs, mesdemoiselles, dit-il d’une voix stridente, bienvenue devant le Palais des Glaces ! »
Il désigna l’attraction derrière lui, tel un présentateur de spectacle. Les cinq jeunes gens le regardèrent d’un air dubitatif. Il poursuivit :
«
C’est une nouvelle attraction dans notre troupe ! Et un des plus beaux palais
des glaces ! Plusieurs centaines de miroirs sont installés afin de vous faire
perdre le sens de l’orientation ! De plus, pour les derniers jours de la fête
foraine, c’est gratuit ! »
Ce dernier argument joua beaucoup en la faveur du palais. Et les filles, sauf Blanche, étaient pour quelque chose de calme pour reprendre les manèges. Ils remercièrent donc le clown et entrèrent. Il ne leur avait pas menti : seul le sol n’était pas recouvert de miroirs, bien qu’il y’en eut tout de même quelques uns de temps en temps. Et il semblait relativement grand, sans compter que parfois on avait l’impression d’être dans un endroit sans issue qui se répétait à l’infini, et que d’autres fois votre regard fixait les milliers de reflets qui vous observaient.
Ils s’amusèrent un moment dedans, se séparant et essayant de se retrouver, en se cognant assez souvent contre les parois. Les jeunes adultes couraient parfois, et leur rire se répercutait dans l’attraction, semblant provenir de partout à la fois. Lorsqu’ils voulurent sortir, ils durent prendre le temps de se retrouver, et Émilie se trouva être la seule à ne pas réussir à les rejoindre. Ils rirent un moment, se moquant d’elle et l’appelant, et puis son reflet apparu tout autour d’eux, sans qu’ils arrivent à déterminer d’où elle venait vraiment. Elle courait, mais ne semblait pas se rendre compte qu’ils étaient là. Ses reflets se déplacèrent, sans jamais les atteindre, pourtant ils passèrent plusieurs fois parmi ceux du groupe. Ils se mirent à se demander pourquoi elle mettait autant de temps et d’où elle venait, et finirent par revenir lentement dans le premier couloir, jusqu’à ce qu’Ulrich heurte la paroi du fond, signalant le bout.
À ce moment, les reflets d’Émilie se tournèrent d’un mouvement vers les quatre vrais jeunes. Leur regard semblait affolé, si bien qu’Aurélien, l’air plutôt inquiet, l’appela de nouveau, en lui enjoignant de cesser de les faire marcher et de sortir du labyrinthe. Les milliers de bouches s’ouvrirent alors, mais aucun son n’en sortit. Elle devait être loin dans l’attraction, vu comment le son se répercutait habituellement. Elle se mit à taper contre la vitre, ce qui se traduisit par un nombre incalculable d’Émilie donnant des coups insonores autour du petit groupe. La situation devenait réellement glauque.
Alors qu’ils commençaient à s’agiter et songer à aller chercher de l’aide, un autre reflet apparut derrière chacun de ceux de la jeune femme perdue. C’était le clown qui les avait fait rentrer, tout sourire, qui s’arrêta à moins d’un pas d’elle. Ils furent soulagés, pensant qu’il allait enfin la ramener. Les reflets du clown leur firent coucou, puis ils entendirent les échos de sa voix, quelque part dans l’attraction, s’exclamer « Et maintenant, que le spectacle commence ! », suivis d’un long rire comme on en attribuait aux clowns des foires. C’était de bien mauvais goût, pensa Ulrich, de les faire encore attendre pour rien. Le clown posa alors sa main sur l’épaule d’Émilie.
Alors survint quelque chose d’épouvantable. Une musique de cirque se lança, et, toujours au moment où la main entra en contact avec l’épaule d’Émilie, les yeux de la jeune femme se révulsèrent et, ponctuée d’un coup de tambour de la musique, une énorme gerbe de sang éclaboussa la glace, ou plutôt des milliers de gerbes de sang recouvrirent tous les miroirs autour d’eux. Elle semblait avoir littéralement explosé. La main du clown reposait sur un squelette répugnant, recouvert des restes de l’intérieur du corps, tandis que l’intégralité des organes s’était étalée, en charpie, sur le sol, et que du sang recouvrait l’horrifiant personnage. Couvert du liquide rouge, le masque – ou le visage – lui donnait un air de psychopathe.
Ulrich se détourna brutalement et Aurélien vomit, avant de cesser tout mouvement, mis à part un léger tremblotement. Blanche se mit à hurler comme une hystérique. Seule Mélanie regarda la scène d’un air impassible, défiant presque les reflets du clown du regard. Ulrich, en proie à une peur panique, saisit ses amis pour les faire bouger et rebroussa le chemin en courant, les lâchant lorsqu’il les entendit courir avec lui. N’ayant pas été loin, ils réussirent sans mal à sortir, et se retrouvèrent dans la petite cabine d’entrée, où ils stoppèrent net, interloqués par ce qu’ils découvrirent. Un œil rouge était dessiné sur le mur faisant face au palais. La pupille semblait fixer l’intérieur. Ce détail, qui ajoutait au macabre de la scène, ne retint cependant pas l’attention du groupe réduit. C’est alors que Mélanie fit remarquer, d’une voix sans émotion, qu’Aurélien n’était pas avec eux.
Horrifiés, Blanche et Ulrich se retournèrent vers l’antre du clown, et au même moment retentit un hurlement de rage, indubitablement poussé par le garçon qui était resté en arrière, incapable de quitter les lieux – ou peut être trop aveuglé par la perte d’Émilie pour comprendre à quel danger il s’exposait. Le hurlement s’interrompit brutalement, remplacé par un craquement sinistre et le bruit d’une matière gluante s’écrasant sur le sol. Les pensées d’Ulrich n’arrivaient pas à suivre, c’était du domaine de l’impossible, comment un simple clown pouvait-il faire ça ? Émilie et Aurélien ne pouvaient pas être morts, il devait être dans un cauchemar, endormi en plein cours.
Dés les premiers signes évidents du deuxième massacre, la pupille de l’œil se détacha de l’entrée du palais pour se fixer sur les trois jeunes gens restants. Son regard semblait euphorique, et pourtant on sentait derrière une malice, une malfaisance des plus sombres. Les étudiants se précipitèrent dehors, Blanche la première, suivie d’Ulrich tirant une Mélanie nonchalante. Les lumières étaient toutes éteintes et la nuit était tombée. Combien de temps avaient-ils bien pu passer là-dedans ? Ulrich remarqua que sa montre était bloquée sur seize heures quarante-deux, c’était peut être ce qui expliquait qu’ils n’avaient pas vu le temps passer ? Non, même s’ils étaient restés longtemps, ils n’avaient pas pu rester plusieurs heures enfermés dans un palais des glaces sans s’en rendre compte. C’était encore un coup de leur poursuivant.
Blanche se remit à hurler de plus belle. Du haut du train fantôme, à leur droite, une silhouette sombre, avec deux ronds blancs en guise d’yeux et un sourire aiguisé qui luisaient dans le noir, les fixait, immobile. Le clown était donc déjà dehors. Il n’était assurément pas humain, personne n’était capable de passer de l’intérieur d’une attraction au sommet d’une autre en moins de deux minutes. Il ne les suivit pourtant pas lorsqu’ils détalèrent en direction de la sortie de la fête foraine, de la voiture. Ils y arrivèrent donc sans mal, et Ulrich sauta à la place du conducteur sans demander son reste et mis le contact. Lorsque Mélanie fut installée sur la place du passager avant et Blanche sur la banquette arrière, il démarra en trombe et leur fit prendre la fuite.
La pluie se mit à tomber violemment sur le pare-brise. Blanche sanglotait derrière, Mélanie regardait dans le vide, toujours sans montrer la moindre réaction quant à ce qui venait de se passer, Ulrich regardait la route, en état de choc. Il n’arrivait toujours pas à saisir ce qui venait de se passer. Aurélien et Émilie étaient sensés être là, mais leurs sièges étaient vides. Où étaient-ils ? Ils allaient lui passer un savon lorsqu’il les reverrait à l’université. Ce qu’il venait de voir n’arrivait que dans les mauvais films d’horreurs, c’était évident maintenant, ça ne pouvait pas arriver, soit il dormait en cours soit il avait respiré à son insu une substance hallucinogène et tout ce qu’il voyait n’était qu’une illusion, et si Blanche criait, c’était uniquement parce qu’elle était en colère qu’Ulrich ne comprenne pas que leurs deux amis étaient toujours à la fête foraine et que sans lui, ils ne pourraient pas rentrer. Pourtant, tout, de la pluie qui battait les fenêtres à la sensation qu’il éprouvait en passant par sa moiteur, semblait si réel…
Soudain, au détour d’un virage, les phares éclairèrent la silhouette d’un homme en plein milieu de la route, et le conducteur, par réflexe, donna un brusque coup de volant sur la gauche pour tenter de l’éviter, et la voiture s’envola, chutant sur le coté de la chaussée. Elle s’écrasa lourdement sur une pente, qui était demeurée invisible aux yeux du garçon tant ils étaient fixés sur la route, sans toutefois cesser sa chute, et la dégringola en tonneau. La tête du conducteur heurta la vitre de sa portière et il s’évanouit sous le choc, bien avant que la voiture ne s’immobilise.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, une douleur lancinante le prit sur le coté de sa tête et dans son bras gauche. Il devait s’être brisé l’avant-bras. Quoi d’autre encore ? Probablement une commotion cérébrale. Le jeune homme avait du mal à conserver un regard fixe et voyait des étoiles danser devant ses yeux, et il avait en plus de la douleur à la tête la sensation d’une migraine terrible. Il se mit sur son avant-bras droit et vomit sur le coté, avant de hurler, percevant la totalité de la douleur à mesure que la torpeur le quittait. D’autre part, il était trempé, couvert de boue et collait. Impossible de définir l’endroit où il se trouvait ni là où avaient atterrit les autres, ni ce qui convenait de faire. D’autant que dans son état, n’importe qui lui aurait ordonné l’immobilité. Mais pouvait-il se le permettre ? Il ne savait pas s’il était capable de se lever, ni s’ils avaient semé le meurtrier, ou s’il allait se réveiller… Il se mit à pleurer.
Comment en étaient-ils arrivés là ? La voiture était retournée, dans le fossé. Le moteur tournait encore. Ulrich avait été éjecté quelques mètres plus loin, dans la boue. Il avait été sonné quelques minutes, mais la pluie qui tombait drue et la douleur qui parcourait tout son corps l’avaient complètement réveillé. Près de la voiture, une silhouette d’homme se profilait et s’approchait lentement. Ulrich tenta de distinguer de qui il s’agissait, mais la pluie troublait sa vision. Il voulut se relever, mais ses jambes ne purent le porter. Il se mit à ramper dans les flaques d’eau boueuses, se rapprochant comme il pouvait du véhicule. Au fur et à mesure qu’il s’approchait, il arrivait à distinguer plus de détails. Les vitres latérales avaient explosé, le pare-brise était fissuré de long en large, les roues du coté droit étaient tordues, le pare-choc et les bas-de-caisses étaient complètement défoncés. Le regard du jeune homme se porta sur l’homme qui arrivait et il reconnu un chapeau haut-de-forme, un costume, deux yeux ronds et un sourire luisant.
Le clown était arrivé là avant eux. Mais ce n’était pas possible. Il avançait lentement, les mains dans les poches, sur la pente raide, sans sembler perdre le moins du monde son équilibre. Il s’arrêta devant une tâche plus sombre que le reste, difficile à discerner au premier coup d’œil, s’agenouilla face à elle et appliqua ses mains dessus. Malgré la pluie, Ulrich distingua quelque chose gicler tout autour. Le clown se releva, trempé, même si à l’évidence il n’y avait pas que de l’eau qui coulait de ses manches. Le clown se releva. Était-ce Mélanie ou Blanche qui se trouvait désormais éparpillée sur le sol. Il s’avançait maintenant en direction du jeune garçon. Ulrich avait encore perdu quelqu’un. Il fut bientôt à quelques mètres du garçon impuissant. Le jeune homme se releva tant bien que mal pour faire face, même s’il tremblait de peur. Sa vue s’obscurcit momentanément à cause de l’effort et il faillit retomber.
« Ne fais pas de manière, ce n’est pas douloureux. De toute façon au point ou tu en es, il vaut mieux que je t’achève » chuinta la voix du clown.
Ulrich le fixa.
« Pourquoi ?
- Tu es bien bavard, pour un mourant. Pourquoi quoi ? La mort ? Je ne sais pas, je sais juste que c’est ma raison d’être. Pourquoi vous ? Parce que vous étiez au mauvais endroit au mauvais moment, et que vous avez accepté mon invitation.
- Qu’est-ce que vous êtes ? C’était quoi cet œil dessiné sur le mur ? Vous êtes un sataniste ? » demanda le garçon, tétanisé mais espérant qu’il pourrait faire parler le clown assez longtemps pour que quelqu’un les trouve. Le sourire du meurtrier parut s’élargir dans l’obscurité, bien qu’il n’en fût rien.
« Tu poses des questions intéressantes, jeune homme. Sauf la dernière, peut être. Enfin tu n’es pas mauvais, tu ferais un bon clown. Un clown comme moi, j’entends. »
Il se pencha sur le jeune homme, qui ne comprenait absolument pas le rapport entre les questions qu’il avait posé et le fait de devenir un clown, mais qui avait compris que sa tentative de gagner du temps avait échoué.
« Cela dit, je pense qu’il y a plus d’intérêt à avoir une discussion de ce genre avec ton amie aux allures silencieuses. Il me sera peut être possible de m’amuser un peu plus avec elle qu’avec vous. Après tout, je vous ai attrapé facilement.
- Qu…
- Bonne nuit, jeune homme. »
Toujours tout sourire, il plaqua ses mains sur le torse d’Ulrich, qui fut mort avant de sentir sa chaire se déchirer, son crâne se fendre, sa moelle épinière bouillonner, sa cervelle éclater, son sang gicler et ses organes se déchiqueter. Les morceaux éclaboussèrent tout le sol alentour et son meurtrier. D’Ulrich il ne restait qu’un tas d’os ensanglanté, enchevêtré de veines et de petits morceaux de chaire, que les insectes commencèrent aussitôt à coloniser et à ronger. Finalement, le clown n’avait pas mentit, son trépas avait été absolument indolore. La créature se releva et se dirigea vers la voiture en ricanant, comme après une bonne blague. Mélanie, elle, attendait dans la voiture, immobile, visiblement à peine secouée par sa chute et pas blessée, et toujours sans la moindre réaction.
Commentaires
Encore une bonne histoire avec ce fichu Œil!!!
Super!